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TRIBUNE

Les musées devraient avoir sur nous l’effet du poil à gratter

Par Alexia Fabre et Hélène Orain · Le Journal des Arts

Le 12 décembre 2018 - 1088 mots

PARIS

Exposition-manifeste. Il y a quelques semaines, répondant à la question de l’utilité des musées lors d’une table ronde organisée par un grand journal du soir, l’un de nos éminents collègues interpellait ainsi l’assistance : « Où est la grande exposition sur les migrants ? ».

Elle est ici, juste là. Sous nos yeux. Elle s’appelle « Persona grata ». Elle est conjointement présentée au Musée national de l’histoire de l’immigration, porte Dorée à Paris, et au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne [Mac/Val] à Vitry-sur-Seine, d’octobre 2018 à janvier 2019. Deux musées publics, l’un national, l’autre départemental, ont associé leurs collections pour réfléchir ensemble et engager les équipes et le public dans un parcours artistique aussi bien qu’intellectuel, une exposition en deux lieux sur l’hospitalité, le sens et la place de cette valeur cardinale de notre civilisation.

Sans doute avons-nous ressenti l’urgence d’aborder de front un sujet devenu si passionnel qu’il divise profondément nos sociétés européennes entre la partie la plus généreuse des opinions publiques, favorable à l’accueil d’un nombre important de réfugiés, et celle, plus crispée, qui s’interroge sur la capacité de nos marchés du travail à absorber cette nouvelle main-d’œuvre, de nos politiques urbaines à loger ces familles ou encore de nos écoles à éduquer ces enfants au respect de nos valeurs.

Sans doute avons-nous cette claire conscience que nos institutions ne sont pas, ne sont plus (?), suspendues hors sol et hors temps mais qu’elles sont au contraire traversées des mêmes contradictions que partout ailleurs ; c’est-à-dire porteuses des valeurs républicaines et démocratiques qui les ont constituées depuis plus de deux siècles, mais aussi des interrogations et des angoisses qui sont celles des artistes que nous exposons tout autant que celles de nos publics et qu’ils amènent avec eux au musée.

Si donc nous admettons ce point de départ – les musées sont bien des « êtres-au-monde » –, la question est de savoir comment y aborder les enjeux du contemporain. L’expérience de « Persona grata » sera peut-être, de ce point de vue, utile à ceux qui ont ou qui auraient, comme nous-mêmes, l’envie de se frotter aux débats du temps présent.

Il faut, pour commencer, rappeler un principe que l’on pourrait facilement être tenté de négliger dans des entreprises aux enjeux politiques évidents : les œuvres d’art « performent » comme œuvre et c’est ainsi qu’elles sont utiles au monde. Le rôle du musée, quant à lui, est de choisir des œuvres et d’organiser ce choix dans un récit. C’est bien cette démarche qui nous a animés : Koropa, la vidéo de Laura Henno, ne porte aucun autre message que l’extrême fragilité d’un jeune passeur et sa peur, palpable tout au long des dix-neuf minutes du plan-séquence. Cette vidéo, présentée dans la première partie de l’exposition, témoigne, au milieu du chaos qui règne dans certaines régions du monde, des raisons qui poussent des millions de migrants à tout quitter et de l’appel d’urgence qu’ils nous adressent. Ainsi également du film de Clément Cogitore sur la jungle de Calais. L’artiste a choisi la fiction pour dépasser le misérabilisme compassionnel dans lequel les images du réel nous enferment, révélant ainsi l’humanité des migrants si souvent réifiés.

Ce que racontent ces deux œuvres, aux côtés de toutes les autres, c’est que l’ambition du projet se situe résolument du côté de l’humanité et de l’hospitalité plutôt que de celui de l’hostilité. En ce sens, « Persona grata » est une exposition engagée. Comme est engagée, pendant toute la période de l’exposition, la programmation : ainsi, la place accordée aux plasticiens de L’Atelier des artistes en exil symbolise-t-elle cet accueil, ainsi que les conférences, les films, les spectacles.

Ensuite, il faut dire et redire la nécessité de rester humble face à des sujets aussi complexes que le fait migratoire et sa réception dans nos sociétés. Les musées ne sont ni des écoles, ni des centres de recherche, ni des médias, ni des parlements, ni des ONG ; ils n’ont pas vocation à le devenir. Les musées devraient avoir sur nous l’effet du poil à gratter : secouer nos confortables certitudes, questionner nos opinions autant et peut-être même plus qu’apporter des réponses.

Pour présenter à nos visiteurs un propos clair et compréhensible, nous avons dû faire face à de redoutables difficultés : il existe, sur ces questions, de multiples données, peu comparables et rarement agrégées, issues de nombreuses enquêtes menées par des chercheurs compétents mais travaillant tous sur des sujets très pointus. Enfin, s’agissant en particulier d’interroger l’hospitalité, il convenait d’aborder aussi son double contraire, l’hostilité.

Parce que nous avions choisi de nous situer du côté de l’hospitalité, il était fondamental d’éviter les caricatures simplistes pour aborder le point de vue adverse, celui de celles et ceux qui sont hostiles à l’accueil de nouveaux migrants. Comme le soulignent de nombreux spécialistes, les questions et les angoisses d’une partie des opinions publiques sont légitimes. Mieux, elles sont pour une part liées à la naissance des Étas-nations fermés par des frontières. Afin d’appréhender la phobie de l’étrange étranger, pourquoi et comment, justement maintenant, cette peur est devenue un frein à l’hospitalité, la présence de deux philosophes – Fabienne Brugère et Guillaume Leblanc – a été particulièrement essentielle pour bâtir le parcours, scander les thèmes, fabriquer le récit et respecter les principes de la neutralité axiologique, malgré nos choix, résolument engagés.

« Persona grata » n’est pas seulement le fruit d’une collaboration efficace et productive entre deux musées. C’est surtout le résultat d’une rencontre et le tissage patient et jubilatoire d’une relation d’amitié entre deux institutions et des équipes qui ont mis en commun leurs savoir-faire. En ce sens, « Persona grata » est une exposition-manifeste. Elle affirme que nos institutions ne peuvent ni détourner le regard ni faire l’économie du traitement des grandes questions qui divisent nos sociétés. Elle déclare que, dans ces débats, tous les points de vue ne sont pas équivalents même si tous doivent être respectés. Elle proclame qu’à deux c’est mieux et que les musées peuvent collaborer beaucoup plus qu’ils n’ont l’habitude de le faire. Elle énonce finalement un programme, celui des musées du XXIe siècle.

Ces dernières années, les musées ont, sans doute un peu vite, été mal jugés de ce point de vue : éthérés, hors du temps, principalement préoccupés d’esthétique et d’histoire de l’art, de collecte de fonds et de grands projets. Pourtant, on ne compte plus les projets qui ont abordé de front les questions migratoires, les droits de l’homme, l’histoire de l’esclavage, le racisme, les mouvements en faveur de l’égalité des droits, etc. Ils sont le signe d’une grande vitalité de nos institutions, ce dont il faut se féliciter.

Alexia Fabre est conservatrice en chef du Mac/Val Hélène Orain, directrice générale du Palais de la porte Dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration.

Hélène Orain est directrice générale du Palais de la Porte dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°513 du 14 décembre 2018, avec le titre suivant : Les musées devraient avoir sur nous l’effet du poil à gratter

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