Le “White Cube”? (cube blanc) aurait-il atteint ses limites ? Ces dernières années, la neutralité de l’espace muséal semble agréablement bousculée par la résurgence de la peinture murale ou “wall painting”?. Peu à peu, les murs tranquilles du musée cèdent à la tentation d’une peinture qui, non seulement, revendique à nouveau son existence et abandonne ses complexes, mais sort aussi impunément de son cadre pour lécher les cimaises avec avidité.
Ni tags, ni graffitis, ni même une forme améliorée de papier peint, les “wall paintings” actuels sont plus que jamais le reflet d’une culture urbaine populaire. C’est leur caractère éphémère et surtout leur capacité à reformuler l’espace dans lequel ils se présentent (in situ) qui établit le lien le plus direct avec les pratiques des années 1960 ou 1970. Lorsque dans les années 1960, l’artiste brésilien Helio Oiticica quitte l’espace du tableau pour celui du mur, il cherche avec une grande rigueur géométrique et un sens aigu des couleurs à impliquer davantage le spectateur dans l’œuvre. À l’attraction visuelle, déjà présente dans l’Op’Art et l’Art cinétique, s’ajoute l’engagement physique. À l’ère conceptuelle, une fois encore, avec les œuvres aux règles strictes de Sol LeWitt ou du groupe BMPT, les motifs géométriques viennent souligner l’architecture du lieu face à laquelle l’artiste s’efface.
Aujourd’hui, la perfection informatique en a lassé certains et en a stimulé d’autres. Pour les uns, c’est un retour au geste, avec ses sensibilités, et au trait, avec ses susceptibilités. Pour les autres, par le biais des prouesses technologiques, c’est le retour au motif pictural, géométrique, abstrait, voire synthétique. Une esthétique électronique, tout droit sortie des entrailles de l’ordinateur, est en lien direct avec l’univers sonore et le graphisme des flyers que celui-ci a engendré.
Totalement immergé dans cet univers électroacoustique, l’artiste et DJ suisse Sidney Stucki conçoit ses œuvres comme la traduction graphique des sons qu’il compose. Le public se surprend à musarder à travers ces motifs peints et les différentes nappes sonores, échos et vibrations qu’elles suggèrent. Minimalistes et géométriques, ses œuvres se lisent presque comme des partitions imaginaires.
Une peinture totale, rétinienne et physique
Dans une approche tout aussi perceptive et abstraite, mais de manière plus radicale et plus environnementale encore, l’artiste allemand Franz Ackermann cerne entièrement le visiteur de sa peinture tout en noyant les perspectives réelles du lieu. Il compose une “peinture totale”, à la fois rétinienne et physique où les lignes se brisent, les motifs géométriques se répètent de manière anarchique et où les couleurs deviennent des radiations. Ce sont de véritables espaces mentaux qui jouent avec les reflets des miroirs et proposent une expérience physique avec l’architecture du lieu. Discret, Richard Wright réalise des wall paintings qui, d’un trait fragile, entre enluminures médiévales et frises vibrantes, soulignent une perspective ou révèlent un angle de mur avec sobriété.
Plus pragmatique, l’artiste suisse Stéphane Dafflon ironise, lui, autour de la notion de décor “seventies” et de design en général. À travers une grille chromatique réduite, il utilise un motif récurrent – un rectangle aux bords arrondis – qu’il étire et décuple à l’infini. Parfois, ses wall paintings s’accompagnent d’un élément réel ou factice de mobilier qui vient parasiter davantage encore la limite entre art et design.
Dans un aspect plus lisse et froid, Francis Baudevin s’inspire du design des biens de consommation courante dont il élimine les inscriptions. On reconnaît alors sur les murs ou dans ses toiles les motifs géométriques des emballages pharmaceutiques ou alimentaires.
En dehors des ambiances, des jeux spatiaux et perceptifs, ou des motifs liés de près à l’Abstraction géométrique, mais aussi au registre décoratif, le wall painting est également un étendard. Sur le mur, dans sa forme la plus directe, s’y expriment les visions de la culture populaire et, parfois même, s’y affirment quelques revendications.
Dès les années 1990, Lily van der Stokker propage avec une naïveté formelle les fantômes de son imaginaire enfantin. Dans une écriture maladroite, ses annotations personnelles et ses revendications d’adulte se mêlent à ses motifs floraux acidulés et autres frises tracées avec application.
La culture populaire oscille entre figuration et abstraction et les coups de pinceau des artistes font la jonction entre la peinture et l’environnement. En grand format, dans des formes élémentaires et des textures lisses, les objets du quotidien reproduits par Michael Craig-Martin semblent tout droit sortis d’un logiciel graphique ou d’un carnet de coloriage : un appareil photo, une chaise, un extincteur... tous ces éléments s’affichent dans des couleurs primaires ou secondaires et s’offrent comme des images génériques.
Féeries de la culture populaire
Tout aussi réalistes, les dessins détourés de Bruno Peinado sont un écho mural à ses installations. La quintessence de la culture populaire – avec ses codes musicaux, ses accessoires cultes, ses logos, ses marques fétiches, ses tribus... – y est disséquée par le menu et repeinte à l’envers, toutes coulures apparentes. Peinado joue avec les notions urbaines de la mode et les images figées du monde adolescent. Il les mêle et les retourne sur eux-mêmes, là où Emmanuelle Mafille en fait des atouts, des éléments enchanteurs hantés par de “super héros” rêveurs.
Dans cette même compulsion qui pousse à recouvrir les murs de son adolescence, certains artistes se réfèrent plutôt au monde de la bande dessinée, ou du dessin animé... À la fois pop et humoristiques, Petra Mrzyck et Jean-François Moriceau recouvrent les murs de dessins noir et blanc. De petits personnages se détachent, des situations en rapport avec le lieu d’exposition se propagent inopinément sur les murs. Des fictions comme des réalités se mêlent avec ironie… Par sa profusion, le wall painting devenu contagion affirme sa présence et persiste, de la même manière que le graffiti, en toute urgence mais de manière éphémère.
Infiltrés dans l’espace sacralisé du musée, les wall paintings mêlent les récurrences du monde adolescent et les symptômes de la société actuelle. Définitivement hors cadre, ils occupent une surface illimitée et se proclament ouverts à toutes les libertés esthétiques. La peinture se projette désormais dans un univers tridimensionnel. Ludique et graphique, il est hanté par les féeries de la culture populaire, mais réclame un engagement physique immédiat. C’est un monde où la neutralité n’a pas lieu d’être.
- “Richard Wright - Project Space”? à la Tate Liverpool jusqu’au 10 mars, tél. 44 0151 702 7402 ou informations sur www.tate.org.uk/liverpool/
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Les murs ont la parole
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Les murs ont la parole