Ignorée par les pouvoirs publics depuis une vingtaine d’années, l’histoire de l’art française est entrée dans la spirale du déclin. État des lieux.
Curieux paradoxe : si la France peut se targuer de disposer d’un réseau de musées très prestigieux, si les conférences sur l’art n’ont jamais eu autant de succès auprès d’un public d’auditeurs renouvelé, l’histoire de l’art semble connaître un inexorable déclin. Quelques symptômes sont en effet inquiétants. Alors que les effectifs des étudiants restent relativement élevés par rapport aux structures existantes, seule une trentaine de thèses sont publiées chaque année, quand elles sont plus d’une centaine en Allemagne. « J’ai un couloir entier rempli de très bonnes thèses qui n’ont jamais été éditées, dont certaines monographies d’architectes qui manquent encore à notre connaissance », déplore l’historien de l’architecture Jean-Marie Pérouse de Montclos. Or, sans publication, un travail sombre inévitablement dans l’oubli. Autre constat tangible : la faiblesse des laboratoires de recherche spécialisés. On dénombre 400 professeurs d’histoire de l’art dans les universités – contre un millier de conservateurs de musées – et seulement une dizaine de chercheurs au CNRS (Centre national de la recherche scientifique). En 1992, un accord-cadre signé entre le ministère de la Culture et l’établissement public invitait pourtant au développement de laboratoires culturels. Dix ans plus tard, sur la vingtaine d’unités mixtes de recherche (UMR) culturelles hébergées par le CNRS, seules deux sont spécialisées dans l’histoire de l’art (le Centre André-Chastel de l’université Paris-IV-Sorbonne, le Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours). Un signe qui ne trompe pas : deviennent UMR seulement les laboratoires dont l’intérêt scientifique justifie un financement renforcé. Soit les meilleurs.
INHA, forteresse parisienne
Comment en est-on arrivé là ? L’histoire des échecs de la corporation fournit une large part des explications. Car malgré plusieurs tentatives, le corps n’a jamais réussi à s’imposer pour obtenir ce qui aurait pu sceller sa véritable reconnaissance, en lui ouvrant les portes de l’enseignement secondaire : la création d’un Capes (1) et d’une agrégation d’histoire de l’art (lire p. 18). Las ! Aujourd’hui, la bataille des diplômes est remisée et c’est à peine si l’on se risque à réclamer le simple ajout d’une option « histoire de l’art » aux concours d’histoire.
Les occasions manquées sont légion. Montrant l’image d’une communauté divisée et brouillonne, les historiens de l’art n’auront au final réussi qu’à modifier quelque peu l’image de leur discipline. « On assiste plutôt à une prolifération de chasses gardées, confie l’un d’eux. Beaucoup de sujets sont mis de côté par des professeurs, qui prennent vingt ans pour en faire quelque chose, mais bloquent toute autre initiative. » Considérée longtemps comme un passe-temps de salon, à dominante féminine, l’histoire de l’art est désormais apparentée à une activité intellectuelle, tendance rétrograde. Mais toujours secondaire aux yeux des hommes politiques, dont aucun n’a jamais pris fait et cause pour ses revendications.
Que dire, enfin, des atermoiements incessants de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) ? Attendu depuis plus de vingt ans, créé finalement en juillet 2001 après maints rapports (le premier signé d’André Chastel en 1983), l’INHA devait enfin doter la France d’un lieu de recherche digne de ce nom. Or, pour l’heure, si les locaux de la Galerie Colbert ont été inaugurés (2), les travaux de la bibliothèque de l’INHA n’ont toujours pas démarré (lire l’encadré). De l’aveu même d’Alain Schnapp, qui vient tout juste de quitter la direction de l’établissement : « Les pouvoirs publics ne se sont pas fortement engagés. On ne pensait pas que tout irait si lentement… » Malgré quelques ambitieux programmes de recherche, journées d’études et colloques, l’Institut donne à beaucoup l’image d’un mastodonte administratif – l’établissement est sous tutelle de trois ministères : la Culture, l’Éducation et la Recherche ! Nombre de chercheurs le perçoivent aussi comme une forteresse parisienne incapable de palier aux manques de moyens que connaît la discipline dans l’Hexagone. Aurait-on vu trop grand ? Souhaitons que les années à venir permettent à l’Institut de sortir de sa torpeur et offrent à l’histoire de l’art une meilleure lisibilité en même temps qu’une réelle reconnaissance dans les universités françaises…
Séduisante École du Louvre
Car c’est aussi sur ce point que le bât blesse. Cantonnée dans cette position de discipline subalterne, l’histoire de l’art ne bénéficie que de peu de moyens au sein de l’Université, elle-même mise à mal. Locaux et matériel vétustes, indigence des outils (photothèque, bibliothèques) destinés aux enseignants et aux étudiants apparaissent en effet comme le triste lot des UFR. D’où une migration logique et progressive vers cet établissement nettement plus accueillant qu’est l’École du Louvre, créée en 1882 et déployée depuis 1998 dans de luxueux locaux du palais éponyme. Forte de ses 1 600 étudiants, l’École du Louvre s’évertue désormais à obtenir une équivalence universitaire pour ses diplômes. La réforme des diplômes (LMD) pourrait lui procurer cette opportunité. En attendant, la direction tente de développer une cotutelle pour son 3e cycle permettant l’obtention d’un double diplôme (doctorat et 3e cycle du Louvre). « L’heure est au décloisonnement, les universités et les musées se rapprochent pour mélanger leurs expériences », explique Philippe Durey, le directeur de l’École du Louvre. Une nécessité d’autant plus grande pour cet établissement qui se voit souvent reprocher la non-titularisation de son corps enseignant ainsi que la très forte présence de conservateurs parmi ses chargés de cours (70 % contre 30 % d’universitaires), des intervenants suspectés de manquer de pédagogie et de focaliser leur discours sur l’objet, au détriment de l’analyse théorique.
Divorce musée-recherche
En dépit de cette volonté d’ouverture, la montée en puissance de l’École du Louvre n’aurait-elle pas aussi accentué la ghettoïsation en cours de l’Université ? À mots couverts, certains universitaires l’admettent volontiers, tout en reconnaissant que l’établissement dispense un enseignement de qualité. Cette marginalisation irréversible des formations universitaires est d’ailleurs plutôt la conséquence de la création d’une autre école, dans la grande tradition française : l’École nationale du patrimoine, devenue l’Institut national du patrimoine (INP). Destinée au recrutement et à la formation des conservateurs et créée en 1990 sur le modèle de l’ÉNA (École nationale d’administration), cette école d’application forme aujourd’hui une centaine de conservateurs par an. Mais elle a aussi, de fait, empêché toute perméabilité entre les musées et l’Université, faisant de la France le seul pays où les plus brillants universitaires n’ont plus la possibilité d’exercer dans les musées, à de rares exceptions près qui déchaînent souvent les réactions épidermiques d’un corps jaloux de ses prérogatives. La coupure s’est donc opérée entre musée et recherche universitaire. Et si l’INP affiche sa volonté d’encourager chez ses étudiants la poursuite de leurs travaux de recherche, ceux-ci ne sont pas pris en compte lors de leur recrutement. Il y a peu, Nestor, un collectif de jeunes conservateurs (3) dénonçait une politique visant au contraire à les décourager de poursuivre leurs travaux de recherche au profit de leur formation administrative. Qui a tôt fait, il est vrai, une fois le conservateur en poste, d’absorber leur quotidien.
Mascarade
Dès lors, le paysage de l’histoire de l’art s’est éclaté en multiples chapelles : universités, musées et marchands d’art. Ces derniers sont ostracisés de longue date, malgré l’implication de quelques-uns en faveur de la recherche – tel Daniel Wildenstein, dont la disparition est aujourd’hui unanimement regrettée. Autant d’acteurs impuissants à mobiliser les pouvoirs publics en faveur d’une prise en compte de la dimension culturelle du problème.
Au-delà de l’Université, l’histoire de l’art est cruellement absente de l’école. Il y a bien eu quelques tentatives pour améliorer la situation, comme la création en 1993 sous Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale, d’une option histoire de l’art au lycée (dans le cadre du baccalauréat littéraire)… Mais son enseignement est assuré par des professeurs d’histoire, de français, d’arts plastiques voire de langue, et non des historiens spécialisés ! Quant au « plan pour l’éducation artistique et culturelle » lancé par les ministres de la Culture et de l’Éducation le 3 janvier 2005, il tient plus de la mascarade que d’une avancée réelle (4). L’histoire de l’art y est particulièrement mal desservie. Preuve en est, le Haut Comité des enseignements artistiques, transformé pour l’occasion en Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, ne comporte aucun historien de l’art– seul Roland Recht avait été sollicité, avant d’en être finalement exclu !
La France à la traîne
Sur la scène internationale, la France accuse un sérieux retard, en comparaison de la Grande-Bretagne, de l’Italie et surtout de l’Allemagne où les instituts des universités des Länders sont particulièrement bien équipés. Les étudiants allemands sont aussi mieux encadrés et bénéficient d’une réelle formation linguistique (deux langues obligatoires pour la poursuite d’études supérieures), facilitant leur ouverture à l’étranger. Le Zentralinstitut de Munich (fondé en 1947) est, quant à lui, pourvu d’une impressionnante bibliothèque et ses programmes d’étude s’accompagnent de publications. L’Allemagne a aussi ouvert des lieux de recherche à Paris (lire l’encadré ci-dessus), à Rome ou à Florence. L’Italie fait figure de modèle quant à l’enseignement avec deux heures hebdomadaires minimum d’histoire de l’art au lycée, dispensés par des professeurs titularisés dans le domaine. Mais les salaires demeurent très faibles et le pays connaît un vieillissement de son corps enseignant d’histoire de l’art (il ne recrute quasiment plus depuis dix ans dans cette discipline). Nombre de jeunes Italiens se tournent donc vers les pays anglo-saxons, offrant à la Péninsule un rayonnement international. La Grande-Bretagne compte peu d’historiens de l’art (encore moins qu’en France), mais il s’agit d’un petit noyau cohérent et très dynamique, qui dispose d’instituts de recherche efficaces : le Courtauld Institute of Art (créé en 1932), et le Warburg Institute (1921), installés à Londres. Le pays bénéficie également de l’universalité de sa langue qui lui assure un lien privilégié avec les universités américaines (Yale ou Cambridge). « En Grande-Bretagne, 30 à 40 % des enseignants sont étrangers, contre seulement 3 ou 4 % en France, soit dix fois moins », précise Alain Schnapp. Les États-Unis sont les champions de l’informatique avec, notamment, le réseau du Research Libraries Information Network, lequel réunit des dizaines de bibliothèques (y compris de musées). Citons sur la Côte ouest le très important Getty Institute de Los Angeles (fondé en 1953) ou, sur la Côte est, le Center for Advanced Study in the Visual Arts de Washington (hébergé par la National Gallery), qui publient quantité d’ouvrages. Proportionnellement, les universités américaines offrent trois fois plus d’emplois que leurs homologues françaises. Mais le système reste difficilement accessible aux classes moyennes, et la sélection se fait aussi par l’argent. On pourrait encore évoquer l’Institut néerlandais de La Haye (créé en 1932), l’Institut suisse pour l’étude de l’art (1951) ou l’Institut d’histoire de l’art de Venise (1954)…
Le catalogue d’exposition, dernier bastion de la publication scientifique ?
Mais ne dressons pas un tableau trop noir de la situation, car les musées français ont bénéficié d’une politique très active sur le plan national ou local. Et s’il est un domaine où la France fait aujourd’hui autorité, c’est bien celui des expositions, qui sont accompagnées de catalogues à vocation de plus en plus scientifique. « Le Maître au feuillage brodé » (5), organisée en mai au Palais des beaux-arts de Lille par une jeune conservatrice, Florence Gombert, pour percer les mystères d’un atelier flamand de la fin du XVe siècle, en fournit un très bel exemple. L’exposition du Grand Palais sur les XVIIe et XVIIIe siècles français à travers les collections publiques d’Allemagne, élaborée par Pierre Rosenberg et le très prometteur historien de l’art David Mandrella, offrait elle aussi un parcours inédit (6). Autres phénomènes qui attestent d’un certain dynamisme français : l’émergence, en province, d’universités particulièrement actives tels Lyon-II, Strasbourg-II (université Marc-Bloch), Grenoble-II (université Pierre-Mendès-France), mais aussi le développement, au sein de l’enseignement supérieur, de nouveaux champs disciplinaires tel celui des arts décoratifs. « Dans le domaine des objets d’art, la France est en plein essor, notamment parce qu’il ne reste presque plus de sujets dans celui de la peinture ! Il y a peu de professeurs spécialisés mais beaucoup d’élèves en demande. On peut donc espérer un nouveau souffle dans la recherche pour les années à venir », note Daniel Alcouffe, conservateur honoraire du Musée du Louvre et président de la Société de l’histoire de l’art français (SHAF), citant les travaux effectués à Paris-I, Paris-IV et Montpellier.
Une impulsion qui mériterait d’être relayée par un mécénat spécifique. Quasiment inexistant jusqu’à présent dans le domaine de la recherche en histoire de l’art (toujours considérée comme relevant de l’État), ce mécénat ne pourrait-il être encouragé par le ministère de la Culture comme ce dernier est en train de le faire pour les musées ?
(1) Certificat d’aptitude au professorat d’enseignement du second degré.
(2) lire le JdA n° 209, 18 février 2005.
(3) lire le JdA n° 101, 17 mars 2000.
(4) lire le JdA n° 208, 4 février 2005.
(5) lire le JdA n° 216, 27 mai 2005.
(6) lire le JdA n° 215, 13 mai 2005.
- Nombre d’étudiants en histoire de l’art en France : 9 393 (dont 647 inscriptions en doctorat), soit 0,7 % de la population universitaire globale - Université Paris-IV-Sorbonne : 1 613 (dont 502 DEA et doctorats indissociés histoire de l’art-archéologie) - Université Paris-I-Sorbonne : 2 145 (dont 486 DEA et doctorats indissociés histoire de l’art-archéologie) - Université de Grenoble-II-Pierre-Mendés-France : 447 (pas de doctorants) - Université Lyon-II : 990 - École du Louvre : 1 600 (dont 40 en 5e année, cycle de recherche) - Institut national du patrimoine : 75 élèves-conservateurs Sources : universités et ministère délégué à l’Enseignement supérieur et à la Recherche
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Les errances d’une discipline
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Abonnez-vous dès 1 €La bibliothèque de l’INHA verra-t-elle le jour ? Si une activité scientifique est déjà perceptible dans les locaux du site Colbert inaugurés en février 2005 – 10 000 m2 aménagés dans la galerie Vivienne, au cœur du premier arrondissement parisien –, la grande bibliothèque de l’INHA, projet phare de l’institution, n’en est qu’au stade des balbutiements. Installée sur le quadrilatère Richelieu (en face de la galerie Vivienne), aux côtés des départements spécialisés de la Bibliothèque nationale de France, la bibliothèque de l’INHA, qui a hérité du prestigieux fonds Jacques-Doucet (750 000 documents), a d’ores et déjà été revue à la baisse. Les 14 000 m2 prévus ont été réduits à 10 000, et seuls 265 000 volumes – les 800 000 initialement rêvés avaient vite été ramenés à 400 000 – seront accessibles en libre accès, contre 950 000 documents en magasin. Le personnel fait aussi cruellement défaut : seule une trentaine de personnes travaillent pour la bibliothèque là où il en faudrait une centaine. Et l’avenir n’est pas réjouissant : pour 2006, le ministère de la Culture a débloqué 3,9 millons d’euros (lire le JdA n° 222, 7 oct. 2005), une somme minime au regard des 130 millions nécessaires à la mise en sécurité du site, prélude indispensable à l’édification de la bibliothèque... Un exemple à méditer : Le Centre allemand d’histoire de l’art Créé en 1997 pour soutenir la recherche allemande sur l’art français et développer la connaissance de l’art allemand en France, le Centre allemand d’histoire de l’art a su s’imposer dans le paysage culturel parisien. Pour preuve : l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris lui a confié l’édition des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture sous le règne de Louis XIV. La vitalité de ses programmes de recherche, tous assortis de publications, mais aussi son ouverture à des scientifiques étrangers, lui a permis d’asseoir sa réputation. Né d’une initiative du professeur Thomas W. Gaehtgens, détaché de l’Université libre de Berlin – et dont la personnalité est à l’origine de son rayonnement –, le centre accueille aujourd’hui une trentaine de chercheurs dans ses locaux de la place des Victoires. Tous y partagent leur temps entre recherche et gestion du centre, celui-ci n’étant financé que pour moitié par le ministère fédéral de la Formation et de la Recherche et l’Université libre de Berlin. L’autre moitié des ressources provient du mécénat privé. Une souplesse qui a sans conteste préservé le centre de toute lourdeur bureaucratique. Dès la mi-2006, il devrait toutefois bénéficier d’une subvention publique globale. Un rapport très favorable est en effet venu convaincre les autorités allemandes de la nécessité de pérenniser cet outil remarquablement efficace. Centre allemand d’histoire de l’art/Deutsches Forum für Kunstgeschichte, 10, place des Victoires, 75002 Paris ; tél. 01 42 60 67 82, www.dt-forum.org
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°225 du 18 novembre 2005, avec le titre suivant : Les errances d’une discipline