Associant point de vue historique et critique, cet ensemble de témoignages, essais littéraires et textes théoriques recompose avec justesse les relations contemporaines entre art et argent.
Que ce soit avec l’enthousiasme de l’affairiste ou avec la défiance de l’amateur, la question de la valeur vénale de l’œuvre d’art est un motif de l’art lui-même. Le petit volume collectif L’art et l’argent publié aux éditions Amsterdam entend, lui aussi, mettre au jour les paradoxes entre l’omniprésence de l’économie dans les faits, la vie sociale et, plus théâtralement qu’ailleurs encore dans le circuit de l’art contemporain, le mythe culturel du désintéressement artistique. Associés sous la figure tutélaire du philosophe Jean-Pierre Cometti et de l’écrivain Nathalie Quintane, les auteurs interrogent l’économie contemporaine de l’art en faisant apparaître l’évidence cachée du rôle et de la position des artistes dans le montage symbolique de la valeur de l’art. Neuf textes et six auteurs qui proposent un démontage des appareils tant sociaux qu’idéologiques sur lesquels repose le couple art-argent, qui mérite assurément plus que les aveuglements, complices ou accusateurs, qui lui sont couramment associés. Des regards croisés qui tracent les contours d’une situation, où les rôles sont contradictoires.
Des mécanismes complexes
En ouverture, les thèses de Jean-Pierre Cometti donnent le ton. Celui du constat : « L’artiste, depuis le XIXe siècle, […] est la figure aliénée [du marché de l’art], prise entre intéressement et désintéressement, valeur économique quantifiable et activité socialement inqualifiable, légitimation marchande et dépossession de soi » (thèse n° 4, p. 13). Ne relèvant ni de la neutralité souvent illusoire de l’étude de spécialiste, ni de la charge accusatrice portée par le désaveu et l’envie d’en découdre avec l’art contemporain (où le thème économique est omniprésent) l’ouvrage délivre dans sa dernière thèse (n° 11) l’orientation constructive de la pensée pragmatiste reconnaissable du philosophe : « L’art et la politique n’ont fait qu’interpréter le monde, il convient de l’inventer » (p. 14). S’ensuit l’essai de Jovan Mrvaljevic, qui sonde de manière informée le circuit complexe qui associe de plus en plus les artistes et les institutions publiques avec les acteurs du marché, marchands bien sûr, mais aussi collectionneurs, observant « la “répartition des biens”au sein du système artiste-institution-capital » (p. 18). Comme tout au long de l’ouvrage, la capacité à analyser les échanges entre valeurs financières et valeurs symboliques rend compte d’une complexité et de la solidarité, fut-elle perverse, des acteurs, artistes compris, sans pour autant transformer en anathème contre les uns et/ou les autres les constats qui en écoulent.
C’est le cas aussi de l’essai d’Olivier Quintyn, à l’origine d’un texte exigeant qui relève de la théorie critique, cherchant à cerner comment « l’art fonctionne comme un diffuseur d’aura au sein de ce régime de valorisation » (p. 32) ; celui de l’économie actuelle, qui n’est plus seulement financière quand on parle de capitalisme cognitif. Les œuvres sont en effet des objets comptables complexes, défis à l’évaluation chiffrée comme aux résultats en termes de rendement financier : c’est la valeur somptuaire de l’art du titre, dont Olivier Quintyn, devant la criante inégalité au sein des travailleurs de l’art, propose qu’elle fasse l’objet de redistribution d’une sorte de « taxe Tobin sur le marché de l’art ». Claire Bishop salue, elle, au travers de l’exemple de Tino Sehgal, la manière dont les formes d’art participatif proposent des redistributions de fait.
Une confrontation à l’économie dès les études d’art
Une trentaine de pages rend compte par la voix d’un directeur d’école, puis par le témoignage d’anciens étudiants, des réalités contrastées de la formation en art dans le contexte français. De manière assez juste et efficace, ils font apparaître que les aspects paradoxaux des relations art-économie sont présents dès l’origine des itinéraires ordinaires d’artistes aujourd’hui. Le texte de Jean Pierre Cometti qui suit interroge de manière très à propos avec un sous-titre sans ambiguïté : « L’art riche ». Les auteurs s’intéressent à « la face la plus visible de la “main invisible”», les cotes et prix du marché tels qu’ils sont souvent médiatisés, soulignant combien le mythe de l’autonomie artistique tient désormais de la « mascarade » (p. 81). Le rôle de ce que Marx a identifié comme le « fétichisme de la marchandise » y apparaît essentiel et profondément intriqué dans les réalités sociales de l’art, celle des collectionneurs, du public et des artistes eux-mêmes. La perspective historique qu’il trace est précieuse et décapante. Sylvie Coëllier prolonge l’interrogation en analysant la dimension spéculative des activités des collectionneurs dans leur diversité. Le ton, sinon les enjeux, changent dans le dernier texte de Nathalie Quintane, dont on reconnaît l’écriture corrosive, articulant langage du commun, analyse et dérision critique : elle y démystifie avec verve l’usage de saison de l’idée et des mots du mécénat dans le monde de l’art.
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Les Économies paradoxales de l’art
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°482 du 23 juin 2017, avec le titre suivant : Les Économies paradoxales de l’art