Art moderne - Faux

Les désarrois du peintre Claude-Émile Schuffenecker

Par Jill-Elyse Grossvogel · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 2407 mots

Jill-Elyse Grossvogel, commissaire scientifique de la rétrospective Schuffenecker présentée au Musée de Pont-Aven en juin 1996 et au Musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye en octobre, qui prépare depuis 1980 le catalogue raisonné de l’artiste, apporte ici des informations inédites permettant de mieux appréhender la personnalité complexe de Claude-Émile Schuffenecker.

Votre dossier Van Gogh évoque "la piste Schuffenecker". Depuis bientôt soixante-dix ans, les frères Schuffenecker – Claude-Émile (1851-1934) et Amédée (1854-1936) – sont périodiquement accusés d’avoir falsifié des œuvres de différents artistes, mais jusqu’ici ces accusations dispersées n’ont pas permis de conclusion définitive. Pourquoi ? Avant tout en raison de gages d’honorabilité. Sans l’exemple et le soutien de Claude-Émile Schuffenecker, son ancien collègue chez l’agent de change Bertin, Gauguin ne serait pas devenu artiste. La générosité et la sensibilité envers autrui ont toujours protégé Claude-Émile des soupçons. L’affaire, nous le verrons, est différente avec Amédée, ex-marchand de vins devenu courtier en objets d’art. Jusqu’à l’aube du siècle, il ne saurait être question de percevoir Claude-Émile autrement que comme un artiste accompli, engagé dans la lutte pour la reconnaissance de l’art moderne. Grand admirateur de Gauguin, de Cézanne et de Vincent, il sera aussi leur premier collectionneur. Cependant, les motivations complexes de Claude-Émile nous mèneront loin du petit pantouflard, triste et trahi, que l’on voit dans le tableau peint par Gauguin. Celui qui, selon les critiques de l’époque, "avait consacré le peu qu’il possédait à l’achat des premiers Van Gogh" (Bruyez, 1937), s’installe dans un atelier en novembre 1890, année où Roton­champ dit avoir vu alors "l’Auto­portrait [de Vincent] empreint de sauvagerie et de douceur, le Postier, les Oliviers en Provence, le Bon Samaritain, l’Arlésienne, un Bouquet de Soleils [tournesols]." Wilenski, en 1911, confirme la présence de ces tableaux chez Schuffenecker et précise qu’il s’agissait du Portrait de l’Artiste à l’oreille coupée. Johanna Van Gogh-Bonger, la veuve de Théo, connaissait l’enthousiasme de Schuffenecker pour l’œuvre de son beau-frère. En 1894, Antoine de la Rochefoucauld, fondateur de la revue ésotérique Le Cœur (qui, comme je viens de le découvrir, avait lui-même copié en 1896 le tableau des 12 Tournesols sur fond vert pâle – aujourd’hui à Philadelphie – acquis le 21 dé­cembre 1896), signale : "C’est aussi Schuffenecker qui détient dans sa galerie l’Arlésienne [Musée d’Orsay], la Moisson, les Tra­vailleurs du port, et une copie d’un Daumier interprété par Van Gogh." Déjà en 1893, le comte remerciait Schuffenecker de mettre "gracieusement à la disposition du Cœur" ces "toiles si précieuses". En 1900, la collection de Claude-Émile dépassa les 120 numéros, avec un nombre important d’œuvres de Vincent. De nouvelles recherches devraient préciser si les deux frères Schuffenecker ont eu entre les mains une soixantaine de Van Gogh, hypothèse envisageable. D’après Julius Meier-Graefe, le critique qui a introduit l’œuvre de Vincent en Allemagne au début du siècle, la collection de Claude-Émile Schuffenecker, "unique" vers 1900, perdit peu à peu de son éclat.

Valse des titres
Les recherches de Peter Kropmanns, à Bonn, nous ont récemment appris que six tableaux de Vincent de la collection de Claude-Émile faisaient partie d’une exposition itinérante organisée par le photographe et marchand de tableaux Eugène Druet, ami d’Amédée.?Elle eut lieu, entre 1906 et 1907, dans différentes villes : Munich, Francfort, Dresde,  Karlsruhe, et Stuttgart. Claude-Émile a prêté Die Garkuche [Paysanne près de l’âtre], Arleserin [l’Arlésienne], Oliven­hain in der Provence [Oliveraie], Das Irrenhaus in Arles [l’Asile à Arles], Das goldene Getreidefeld [les Meules, dans la collection Fayet ? Moisson d’or, chez Bernheim-Jeune, 1901 ?], Der Garten Daubigny in Auvers [le Jardin de Daubigny F777 (?) ou F776 (?), ou le Jardin à Auvers F814 (?) photographié en Alle­magne, collection Gurlitt, Berlin.] Les toiles de Van Gogh dans la collection de Claude-Émile étaient alors toutes à vendre. Parmi elles, trois semblent être allées à une exposition à Mannheim en 1907, mais dans la quatrième édition du catalogue, les titres ont été changés : Die Garkuche devient Kochin (#1076), Arleserin devient Das Madchen von Arles (#1084), et Das goldene Getreidefeld semble devenir Frau im Getreide (#1078). La valse des titres rend donc difficile l’identification des toiles de Vincent entre les années 1896 et 1906. Dans ces années critiques, plusieurs tableaux de la collection Schuffe­necker attribués à Vincent ont aussi traversé la frontière franco-allemande avec des titres si fluctuants qu’il est impossible d’écarter l’éventualité d’artifices favorables à la confusion. Nous avons pu lire dans le Deutsche Allgemeine Zeitung du 26 août 1934 : "Son amitié avec Van Gogh a eu une importante influence sur l’œuvre de Schuffenecker. Malgré cela, n’importe quel profane pourrait facilement distinguer entre les tableaux de Schuffenecker et ceux de Van Gogh. Les copies qui sont arrivées sur le marché de l’art, basées sur le style de Van Gogh, ont eu leur origine chez son frère Amédée. On n’a jamais établi jusqu’à quel point il y a eu lieu de croire que les deux frères étaient amenés à faire des faux. Il semble néanmoins que toute une séries d’œuvres peintes par Amédée Schuffenecker se trouvent aujourd’hui dans de nombreuses collections sous le nom de Van Gogh". Or, nous savons pertinemment qu’Amédée ne peignait pas.

Amédée achète la collection de son frère
Les témoignages n’étant pas toujours fiables, il faut examiner aussi de près la vie familiale des frères Schuffenecker. Louise avait été contrainte par sa famille d’épouser son cousin germain Claude-Émile Schuffenecker, qui gagnait bien sa vie. Mariés sous le régime de la communauté de biens en 1880, les époux ne s’entendront pas, et Louise demandera en 1899 un divorce qui ne sera prononcé qu’en 1904. Amédée, soutenu par Louise qui ne s’intéressait guère à l’art, propose à son frère de lui acheter sa superbe collection qui, ainsi, "resterait en famille". Amédée assurait également à son frère qu’il pourrait venir voir les tableaux "quand il en aurait envie." L’argument n’était pas sincère, car nous savons qu’Amédée avait dès le début l’intention de vendre les œuvres. Si Claude-Émile vécut confortablement jusqu’en 1892, sa situation devint par la suite moins florissante. Il écrit à Johanna, le 7 mars 1894, que "la somme modique" demandée pour les "œuvres de votre grand beau-frère" – œuvres pourtant acquises à moitié prix – représente pour lui "un sacrifice" . Claude-Émile, qui enseignait au lycée Michelet (1884-1914), se rendit compte alors qu’il ne pouvait plus "quitter cet assommant professorat qui m’épuise". Robert Rey voit dans ces trente années de professorat une preuve de gêne financière : "On a prétendu que Schuffenecker était riche [...] En tout cas, en 1900, il fallait qu’il ne le fût plus guère pour faire ce désolant métier".

Des Van Gogh de "nouvelle fabrique"
Claude-Émile et Amédée (qui avaient été séparés dès la naissance de ce dernier) se retrouvent avec des responsabilités familiales lourdes et inattendues. Jeanne, la fille de Claude-Émile, a un fils naturel en 1903. Amédée rencontre Zélie Aimable Thévenot, mère de trois enfants, avec laquelle il aura un fils, en 1906, puis une fille, en 1909.  Ces obligations ont pu contribuer à le pousser vers un nouveau métier. Il devient courtier en objets d’art. Les tableaux dont il fait commerce seront si nombreux que sa fille se souviendra qu’il y avait toujours des clous égarés dans les lits… Amédée  nommera sa nièce Jeanne légataire universelle. Le 10 septembre 1936, neuf jours après la mort d’Amédée, un voisin de Claude-Émile écrit qu’il a dû "accompagner Mme Jeanne au domicile de son oncle défunt pour l’aider à recevoir un marchand [...] Eh bien ! Amédée Schuffe­necker en avait encore bien plus que moi, mais pas de la même qualité. Il y a là-dedans quelques Van Gogh de nouvelle fabrique" et, dans une autre lettre, "les croûtes d’Amédée, dont je donnerais rien, se vendent à merveille." On ne trouve par contre pas d’accusations directes contre Claude-Émile, plutôt des compliments. Ainsi, René Bruyez, ami fidèle du "père Schuff", observait que les "fameux achats de [...] Van Gogh [...] qui avaient failli le faire interner [...] ont du moins fait gagner quelques millions à son propre frère, en attendant de provoquer l’immense fortune des marchands. Car le commerce du tableau moderne [...] est une activité consécutive à l’intuition du vieux fou." Maurice Boudot-Lamotte signale comment Claude-Émile, ami et confident, a spontanément admis avoir "repeint" ou "bouché les vides" des peintures de Cézanne : "Ce qu’il lui en coûta, mieux vaut ne pas le dire." Loin de voir sa position d’artiste s’affirmer, Claude-Émile devient "ce monsieur qui a de si belles choses" (Rotonchamp) et "prend figure d’avisé collectionneur, de spéculateur au flair miraculeux", sans pour cela "mettre de l’argent de côté. Les chefs-d’œuvre qu’il a acquis pour quelques francs ont eu beau lui échapper, lors du coup [le divorce et la perte de la collection] qui dévasta son foyer, la légende subsiste et prospère : Émile Schuffenecker n’est plus un peintre, mais un amateur" (Gauthier, 1944).

Un intermédiaire indispensable ?
Les contradictions pullulent. Tenter de cerner le caractère de Claude-Émile devient aussi difficile que de cerner les contours de sa collection. Cherche-t-il à assurer l’avenir de son petit-fils ? Celui de sa fille ? Le Dr. René Puig évoque en 1953 une "sécurité matérielle [de Claude-Émile] qui devait aller toujours en s’améliorant", et comment "patiemment et depuis le début de leur amitié, [il] avait accumulé des œuvres de [Gauguin] mises de côté dans un but très intéressé." Monfreid, grand ami de Gauguin,  estimait en 1903 que toutes les œuvres acquises par Claude-Émile l’avaient été en vue d’une revente "lucrative." Se trompe-t-on sur les motivations de Claude-Émile ?Deux frères, deux collections, ou une seule ? Jeanne a hérité à la fois de son père et de son oncle. Des œuvres de Claude-Émile se mélangent une fois de plus avec celles d’Amédée. Cette fusion permanente et ces croisements entre deux frères qui ne s’entendaient pas semble écarter l’hypothèse d’une action concertée. Ils auraient détenu suffisamment de tableaux "de base" de Vincent pour en construire d’autres : Claude-Émile avait le talent qu’il faut pour copier et Amédée, nous le savons par ailleurs, n’était pas rebuté par l’idée de changer les attributions ou les signatures. Mais les frères sont ennemis. Claude-Émile accuse Amédée de l’avoir "cocufié", expression forte, qu’elle soit métaphore ou fait réel. On les voit mal s’associer. Pourtant, le 18 avril 1906, ils effectuent ensemble un voyage aux Pays-Bas pour acheter des tableaux de Van Gogh à Johanna. Le critique d’art et poète Julien Leclercq (1865-1901), très proche des deux frères pour le commerce des tableaux de Vincent, aurait-il été l’indispensable intermédiaire ? Trois ans avant d’organiser la rétrospective Van Gogh chez Bernheim-Jeune, il avait demandé à Claude-Émile d’intervenir auprès de Johanna pour qu’elle lui prête des toiles pour une exposition itinérante en Scandinavie et à Berlin. Gauguin, pourtant, n’avait aucune confiance dans ce "drôle", pas plus que Johanna.

Une copie du Jardin du poète 
Au début de nos recherches, nous ne songions nullement à un Claude-Émile Schuffenecker faussaire. Le tempérament de l’artiste paraissait suffisamment établi pour ne pas y soupçonner le profil classique du falsificateur. Cependant, depuis 1981, nous relevons des contradictions et des lacunes. Il y avait chez Claude-Émile des copies, y compris de ses propres œuvres. Était-ce pour remplacer des œuvres cédées à son frère ? Un Nu aujourd’hui à New York, l’autre à Los Angeles : compositions, dates et cadres identiques, avec tout au plus de légères différences de dimensions et de signature. Une copie du Jardin du poète à Arles (F479) de Vincent, que nous avons découverte à la Hammer Gallery à New York : la toile de Vincent appartenait à Leclercq en 1901, au moment de la rétrospective Bernheim-Jeune. Plus surprenante encore, cette page d’un carnet de croquis de Claude-Émile exposée à la Galerie Anthony d’Offay à Londres, en 1966, qui représente une reprise au crayon de l’Arlésienne de Vincent. Il faut également mentionner la fameuse copie au pastel de l’Autoportrait de Vincent, dit l’Homme à l’oreille coupée, qui se trouve actuellement au Musée Van Gogh. Une possible tentative de rapprochement de Vincent se remarque dans les Travailleurs aux champs, un motif sans équivalent chez Claude-Émile. Le village perché rappelle la Provence aux toits orangés, et la palette comme la facture sont radicalement différentes de ses autres paysages. Nous savons par ailleurs que Claude-Émile avait prêté Moisson d’or de Vincent à Bernheim-Jeune en 1901. Les copies n’indiquent pas nécessairement une intention frauduleuse, mais d’autres éléments peuvent également fournir matière à suspicion. On ne retrouve que peu de peintures produites par Schuffenecker après 1900 : une quarantaine tout au plus. Le chiffre est faible en regard des 979 dessins, pastels et huiles que nous avons répertoriés pour le catalogue raisonné. Cette interruption pourrait s’expliquer par la maladie nerveuse dont le peintre a souffert à cette époque, maladie qui ne l’a cependant pas empêché d’écrire des centaines de pages contre le droit à l’héritage… Fragile et perméable à de nombreuses influences – on songe, entre autres, à celles de la Rose-Croix, la théosophie et Jaurès –, Claude-Émile aurait pu peindre des copies, plutôt que des faux, pour prouver ses capacités. Amédée aurait pris les copies avec le reste de la collection – exception faite de quelques Redon –, songeant déjà à la vente des toiles qui devaient rester chez lui. Sûr de son talent, Claude-Émile est d’abord enthousiaste, jusqu’à ce que diverses déconvenues  viennent émousser sa confiance en lui : expositions sans lendemain, ventes rares, défections d’amitié d’autant plus amères qu’elles s’étaient soudées dans la lutte commune pour imposer la peinture moderne. Il se replie sur lui-même. Diverses hypothèses sont envisageables : chantage d’Amédée pour que la fille de Claude-Émile devienne sa légataire universelle, volonté de renommée, vengeance à l’égard d’une critique trop indifférente, conviction de l’ignorance d’amateurs friands uniquement d’étiquettes… L’hypothèse des faux, et le rôle éventuel de Claude-Émile dans cette affaire, n’est pas inconcevable. Après tout, le bon "Schuff", triste et trahi, que nous a légué Gauguin, était capable de grandes colères. Ainsi en 1899, Robert Rey, élève de Schuffenecker, raconte la réaction de son professeur après qu’il l’ait taquiné : "Le père Schuff leva les yeux vers moi. Mais cette fois, son visage m’épouvanta. Il était pâle. Entre ses dents serrées par la colère et le dégoût, ces mots passèrent avec peine : ‘Petit imbécile, sale petit bourgeois, vous croyez que c’est un bonheur, quand on a espéré être un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin, d’en être réduit à corriger ces ordures !’" Une telle rage, celle d’un homme qui se sentait bafoué, celle d’un artiste qui se considérait méconnu, l’aurait-elle poussé à ces extrêmes ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Les désarrois du peintre Claude-Émile Schuffenecker

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