Faux

Cézanne et Schuffenecker : deux peintres pour un tableau

Les recherches de Jill-Élyse Grossvogel confirment les interventions de Schuffenecker sur plusieurs toiles de Cézanne.

Par Jill-Elyse Grossvogel · Le Journal des Arts

Le 24 avril 1998 - 1714 mots

Soupçonné d’avoir peint de faux Van Gogh, Claude-Émile Schuffenecker a terminé des tableaux de Cézanne, et plus particulièrement Le Jas de Bouffan , anciennement dans la collection Auguste Pellerin et vendu chez Christie’s en 1992. En outre, le peintre aurait été le premier propriétaire de l’œuvre. C’est ce qui ressort des recherches menées par Jill-Élyse Grossvogel, qui prépare le catalogue raisonné de Schuffenecker.

NEW YORK - “Dans un [...] paysage représentant le bassin du Jas de Bouffan, Cézanne s’était borné à indiquer le ciel par un léger frottis d’essence et de cobalt ; j’ai achevé ce ciel”, racontait Claude-Émile Schuf­fenecker au critique d’art Maxi­milien Gauthier en 1927. Dix-sept ans après cette entretien, ce dernier écrivait, dans son importante préface à l’exposition Schuf­fe­necker à la galerie Berri-Raspail : “S’il a parlé, c’est par amour du vrai et détestation du snob. Cela ne saurait lui assurer la sympathie agissante des marchands d’art. Mais il s’en moque éperdument.” Schuffenecker poursuivait son commentaire et expliquait que Cézanne avait “laissé en blanc les mains (dans un portrait de Madame Cézanne) ; j’y ai passé un léger ton rose... que l’on admire à bon escient.” À propos du Grand Arbre de Cézanne, Maximilien Gauthier avait demandé à Schuffenecker de “préciser [...] les limites de son “intervention”. D’une main sûre, sans hésiter un seul instant, (il traça la nette ligne) de démarcation.”

Un paysage de Cézanne
La découverte en juin 1997 d’une reproduction d’Un paysage de Cézanne au château de la Grande Cour, à Ménilles, propriété du comte Antoine de la Rochefoucauld (1862-1959), a suscité un intérêt immédiat. Cette reproduction avait été publiée dans un numéro du Cœur, journal ésotérique fondé par La Rochefoucauld. La mention “Galerie de M. Émile Schuffe­necker”, indiquant la provenance du tableau, apparaissait très nettement dans l’angle supérieur droit de cette reproduction de 40 x 29 cm. En comparant avec le n° 350 du catalogue raisonné de John Rewald, nous avons pu identifier le lieu représenté sur le tableau : il s’agit de la propriété des environs d’Aix achetée par le père de Cézanne en 1859, le fameux Jas de Bouffan. Un paysage de Cézanne serait donc Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, aujourd’hui dans la collection de Corinne Cuellar à Zurich.

Ce tableau illustre parfaitement ce que le critique Roger Fry décrira plus tard comme “une extraordinaire sensibilité à la lumière. Le ciel et les reflets sur l’étang sont rendus comme jamais dans l’art du paysage, avec une illusion absolue des pans de lumière. Le ciel apparaît miraculeusement derrière le flanc de la colline, auquel répond la surface lumineuse et convexe formée par l’air au-dessus de l’étang”.

Cependant rien n’indique dans la liste méticuleuse des provenances que l’œuvre ait appartenu à Schuf­fenecker. Par contre, il est bien précisé dans cette liste que Vollard et Bernheim-Jeune s’étaient partagés l’œuvre du 25 septembre 1905 au 20 avril 1906. Le premier propriétaire mentionné est Ambroise Vollard. Aucune date n’accompagne le nom du marchand, mais tout porte à croire que le tableau a été mis en vente avant septembre 1905 à la galerie de Schuffe­necker, qui présentait des “œuvres magnifiques que si gracieusement vous mettez à la disposition du Cœur”, écrit Antoine de la Rochefoucauld plus de sept ans avant que Vollard n’en fasse l’acquisition. En 1909, Auguste Pel­lerin achète le tableau. Le nom de Schuf­fenecker n’apparaît pas non plus dans le catalogue de Christie’s, qui a procédé le 30 novembre 1992 à l’adjudication de sept Cézanne de la collection Auguste Pel­lerin ; l’œuvre se serait vendue entre 1,6 et 2,4 millions de livres sterling.

Schuffenecker et La Rochefoucauld
Le Cœur a été publié d’avril 1893 à juin 1894, ce qui nous a permis de déterminer assez précisément l’époque à laquelle ce paysage était la propriété de Schuffenecker. La Rochefoucauld avait alors déjà écrit une lettre à Schuffenecker dans laquelle il exprimait son plus grand intérêt pour “la tête [Madame Cézanne] et le paysage [Jas de Bouffan] de Cézanne”. D’après un inventaire réalisé par la famille, la collection La Rochefoucauld comprenait notamment des œuvres de Van Rysselberghe et de Bourdelle, quatre tableaux de Bernard, quatre Redon, un Monet, deux Pissarro, un Seurat, deux Metzinger, un Gauguin [La Perte de la Vir­ginité], un Van Gogh – il en possédait deux en 1901 : L’Artiste à l’oreille coupée, conservé aujourd’hui au Courtauld Institute, et Les Tour­nesols, que Vollard appelait “Soleils de pot”, conservé au Philadelphia Museum of Art –, six Signac, deux Schuffenecker (vraisemblablement des portraits de Madame de la Rochefoucauld), et un Maurice Denis. Schuffe­necker, en tant que marchand, était très apprécié d’Antoine de la Roche­foucauld, qui lui avait acheté plusieurs œuvres importantes, même s’il lui arrivait de refuser certaines de ses propositions : “À mon grand regret, écrivait La Rochefoucauld, et malgré toute l’admiration que j’ai pour l’œuvre d’Albert Dü­rer, je ne pourrai être l’heureux acquéreur de sa superbe gravure.”

Les insuffisances d’un catalogue
John Rewald est mort en 1994, avant d’avoir terminé son catalogue raisonné de l’œuvre de Cézanne, achevé par Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman. Ils n’hésitent pas à affirmer : “Nous n’avons toujours pas élucidé la question de la signature dans l’angle inférieur droit du tableau [n°537, Grand pin et terres rouges]. Puisque le tableau était inachevé et que, par ailleurs, Schuffenecker avait laissé entendre qu’il avait lui-même rempli le côté droit, on est donc en droit de se demander
si Cézanne aurait vraiment signé dans l’angle vide d’une toile inachevée. Nous pensons plutôt que Schuffenecker a apposé la signature pour parachever ce qu’il avait commencé.” Il n’est guère plus rassurant de lire dans le Burlington Magazine un compte-rendu du livre The Paintings of Paul Cézanne, A catalogue Raisonné par Theodore Reff, professeur à la Columbia University : “Rewald est inconséquent à l’égard de la question clé des retouches effectuées après-coup par un autre artiste? [...] Pourtant, il a été trente années durant l’expert incontesté de l’œuvre de Cézanne, ce qui lui permettait donc de faire de telles observations.” Theodore Reff mentionne ensuite certaines toiles comprenant des “révisions effectuées par Schuffenecker”. L’analyse détail­lée ainsi que l’argumentation prudente qu’il propose permettent aujourd’hui d’approfondir les recherches et d’élargir le débat. John Rewald avait même formé un comité dont la tâche consistait à identifier les vrais et les faux Cézanne. Mais personne n’est parvenu à lever l’ambiguïté générée par Schuffenecker lui-même, à savoir son discours contradictoire qui, tour à tour, encensait et dénigrait l’œuvre de Cézanne.

Amour/haine de Cézanne
Les déclarations d’un ancien étudiant, Edouard Deverrin, qui notait dans la “voix aiguë” de Schuf­fenecker des “propos subversifs, [...] une certaine amertume”, ont refait surface en 1905 dans un article de Charles Morice, paru dans le Mer­cure de France : “Cé­zan­ne est le grand et âpre ingénu. C’est un tempérament. N’a fait ni un tableau ni une œuvre.”

Lors d’une conversation avec Charles Chassé, critique d’art pour Le Mercure de France, en décembre 1919, il avait déclaré au sujet de l’œuvre de Gauguin : “Je ne vois en rien l’influence de Cé­zanne. Gauguin était, com­me peintre et artiste, le contraire de ce dernier, qui fut, à mon avis, le type de l’impuissance à parfaire même une étude et ne fit jamais ce qu’on peut appeler un tableau. Je n’ai même jamais compris l’admiration de Gauguin pour ce perpétuel raté à qui l’on a fait une réputation comme chef d’école.” Plus de deux ans plus tard, Schuffenecker déplorait : “Ils ont fait [de Cézanne] un initiateur, une sorte de dieu. C’est une idole à déboulonner.” Alors comment pouvons-nous expliquer la fierté qu’affichait Schuffenecker d’être l’un des premiers collectionneurs des œuvres de Cézanne ? Il possédait des œuvres telles que Paysage avec conduite d’eau (404) qu’il a vendue à Vollard ; La Baie de l’Estaque (444), exécutée sur un portrait de Madame Cézanne alors que le tableau était à la galerie Eugène Druet ; Madame Cézanne en robe rayée (536) qu’il conservait en 1893, quand La Rochefoucauld a souhaité reproduire certaines œu­vres de sa collection ; Grand pin et terres rouges, Bellevue (537) ; et Arlequin (620), acheté à Vollard en 1899 par lui-même ou par son frère.

Une “leçon dure, mais utile”
“Est-on admis à lui reprocher d’avoir commis des faux ?” demande Maximilien Gauthier à propos de Schuffenecker. “Qu’en pense M. Hessel ? Qu’en pensent MM. Bernheim ? 528 000 francs pour un tableau à tel point... “retouché” [...] quelle leçon – dure, mais utile – aux snobs de la folle enchère !” Les mots sont familiers. Ils font écho aux propres sentiments de Schuffenecker à l’égard de l’inégalité économique et sociale ; ils reflètent son attachement profond au principe de “justice d’abord”, et soulignent la fierté qu’il éprouve de savoir manier la technique des plus grands artistes, ce qu’il n’a pu devenir lui-même. En 1944, Maximilien Gauthier décrivait Schuffenecker comme un homme “absolu, acerbe, point méchant, terriblement lucide, [...] un insociable [...] d’exigences quotidiennes calquées sur un trop haut et trop pur idéal”. À la lumière de la polémique actuelle, il semble bien ironique aujourd’hui de remarquer qu’il était “à tel point ébloui, transporté, enivré, qu’il oublia [...] de signer ses ouvrages”.

Existe-t-il une limite au-delà de laquelle la retouche devient plus qu’une simple restauration ? À quel moment un peintre franchit-il cette limite entre l’original exécuté par un autre artiste et sa propre “intervention” ? Au sujet des améliorations qu’il avait apportées à la Vue de l’Estaque de Cézanne, Schuf­fenecker commentait : “Quel­ques touches bien appliquées, et l’inconvénient disparut.” Au lieu de nous attarder sur les récentes accusations de contrefaçon, ou sur le mépris que Gauguin devait éprouver plus tard à l’égard de Schuf­fenecker, rappelons des informations de première main. Judith Gérard, entre autres, avait confirmé que Schuffenecker “finissait” les tableaux de Van Gogh. Témoi­gnage irrecevable ? Peut-être, car elle s’était jurée de se venger des frères Schuf­fe­necker à cause du traitement qu’ils avaient infligé à sa copie de l’Auto­portrait de Van Gogh en bonze, celle que Vincent avait envoyée à Gauguin. Mais pourquoi ne prendrions-nous pas en considération le témoignage de Claude-Émile Schuffenecker lui-même ? “Ainsi s’accuse le coupable”, conclut Maximilien Gau­thier, “le coupable [...] maintient l’intégralité de ses dires. [...] Un lecteur nous fait observer que toute l’immoralité de la combine réside dans une stupide aberration de nos lois qui donnent aux marchands qui en vendent le monopole, en fait, de l’authentification des œuvres d’art.”

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Cézanne et Schuffenecker : deux peintres pour un tableau

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