Depuis le début de l’année 2000, Léo Scheer édite de nombreux ouvrages. Essais, poésie, livres d’art ou revues figurent au catalogue de la « Fédération » qui regroupe, outre les Éditions Léo Scheer, Farrago, Via Valeriano et Al Dante. Jadis concepteur de Canal , auteur d’ouvrages sur les technologies de l’information (La Démocratie virtuelle, Flammarion, 1994), Léo Scheer prolonge aujourd’hui ses activités éditoriales avec l’ouverture d’une galerie consacrée à la photographie et à la vidéo, le « 14-16 Verneuil », dans le VIIe arrondissement de Paris. Il commente l’actualité.
Depuis leur création en 2000, vos éditions se sont singularisées par la diversité de leurs publications : revues, essais littéraires, livres d’art... Quelle place reste-t-il pour une démarche prospective dans ce domaine ?
Diversité n’est pas vraiment le bon terme, puisque nous avons une cohérence à travers des livres d’art, de littérature, de poésie, des revues comme Lignes, Cinéma et L’Image, le Monde et des publications sur des domaines nouveaux de création comme l’ouvrage que nous préparons avec la manifestation “Point ligne plan” sur la vidéo. L’originalité est qu’un ensemble de quatre petites maisons regroupées dans la Fédération aborde l’ensemble du champ de ce qui peut être publié. Quant à la marge dont vous parlez, je pense qu’elle est la nôtre, tant nous sommes peu nombreux. Nous sommes à la fin d’une période de trente ans où la notion d’avant-garde a été complètement laminée. Nous avons assisté à une déferlante d’objets pour lesquels la médiatisation est devenue le centre de gravité. Ce n’est guère propice à l’exigence. Désormais, il faut pouvoir toucher immédiatement des sensibilités actuelles. La fenêtre du temps de sensibilité laissée aux œuvres a véritablement été rétrécie : un film se vend en quinze jours, un livre en un mois. Mais nous sommes peut-être à la fin de cette époque. Ce système sature, il a abouti au nivelage et au rétrécissement des domaines du possible de la création. Tout se ressemble et relève d’une même logique de marketing. Répondre à des attentes que l’on ne doit ni surprendre, ni choquer, ni dépasser tend à l’étouffement. Il y a trente ans, cinquante films faisaient 80 % du chiffre d’affaires du cinéma, sept suffisent aujourd’hui. La même chose est visible dans l’édition.
La rentrée littéraire a été marquée par des volontés de censure parfois relayées par le gouvernement. Une association “familiale” a déposé une plainte visant Il entrerait dans la légende, l’ouvrage de Louis Skorecki que vous éditez. Quel regard portez-vous sur ces mises en cause répétées de la liberté de créer ?
Le même regard que toutes les personnes du monde de l’édition et de l’art : à la fois sceptique et un peu effrayé du retour de telles choses. Les dernières grandes censures en France datent d’une trentaine d’années. Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat a justement été le dernier livre visé par une interdiction. Jusqu’à présent, on avait le sentiment d’être débarrassé de cette question de la censure. Sans doute cela coïncide-t-il avec des phénomènes sociologiques marqués par des événements politiques comme la présence de Le Pen au second tour des présidentielles. Depuis le 11 Septembre, il y a peut-être une réaction de certaines couches de la société qui se sentent en insécurité et vivent une crispation idéologique plus ou moins entretenue par les médias. Entre la délinquance et le terrorisme, un mélange s’opère. Ce court-circuit aboutit au succès des discours de nature sécuritaire : retour à l’ordre et logiquement, ordre moral. Nous le savons bien, c’est cyclique. Il faudrait étudier ces cycles, savoir s’ils sont réguliers. Toutefois, je n’ai pas l’impression que nous sommes dans une situation comparable aux années 1930.
Avec un budget global en baisse, le ministère de la Culture réussit à annoncer des hausses dans de nombreux domaines. Qu’en pensez-vous ?
Si le budget de la Culture baisse, les particuliers devront aider les artistes. Par exemple, le 19 décembre prochain, nous organisons avec l’étude Poulain et Le Fur une vente aux enchères pour acquérir un appartement destiné à Pierre Guyotat.
La Cinémathèque française déménagera bien au “51 rue de Bercy”. Ferez-vous parti des nostalgiques de Chaillot et que pensez-vous de l’avenir patrimonial et artistique de cette institution ?
Généralement, je ne suis pas très nostalgique, ensuite j’ai un point d’intérêt très précis sur cette question : une revue, l’ancienne revue de la Cinémathèque dont l’équipe, dirigée par Bernard Eisenschitz, est venue chez nous pour fonder Cinéma. Nous en sommes à Cinéma 03 et je pense que c’est une des plus belles revues sur le sujet. Autour d’elle, nous allons créer une collection. Point ligne plan sera le premier ouvrage ; nous allons ensuite probablement traduire le livre de Tag Gallagher sur Rossellini, avant d’autres projets. Je ne me sens pas compétent pour vous répondre sur l’avenir de la Cinémathèque. Les questions patrimoniales concernent des spécialistes, je ne suis pas un conservateur, ni dans l’âme, ni dans la profession. Sur le sujet, je ne peux que vous renvoyer à Cinéma. Cette politique n’est pas mon domaine, ma compétence est ailleurs. En revanche, une fois ces problèmes réglés, comment une œuvre peut-elle réapparaître et rencontrer un public nouveau ? Voilà en quoi je suis plus compétent. Le développement de nouveaux supports techniques pour des œuvres difficiles d’accès est un domaine dans lequel je voudrais me lancer. Il existe des chefs-d’œuvre que personne ne peut voir. Il faut les sortir, les restaurer et les donner au public par des voies de distribution appropriées. Le DVD est un support économique et techniquement fiable. La possibilité d’une utilisation autre du DVD, en particulier en le faisant entrer dans les librairies, en lui trouvant un nouveau type de conditionnement et un nouveau statut, et peut-être, à ce moment-là, une autre TVA, voilà une question politique. Les livres-DVD sont une chose que nous allons essayer de développer. Pour l’instant, les librairies attendent, justement à cause d’écueils comme la TVA. C’est dommage. Des films rares ou des films de création actuelle, que l’on ne sait pas aujourd’hui comment distribuer, intéresseraient légitimement le public des librairies.
Vous inaugurez une galerie dédiée à la photographie. Ces dernières années, ce médium a eu les faveurs du marché. Un concurrent américain de Paris Photo, l’Armory Show Photography, ouvre ses portes en même temps que la Fiac. Comment jugez-vous cet intérêt et quelles orientations allez-vous suivre ?
Cet intérêt est naturel. C’est dans la photographie et la vidéo que se passe la création contemporaine et c’est sur ces deux domaines que nous allons appuyer. La photographie et la vidéo entraînent une redéfinition du mode d’accès à l’art et une nouvelle génération de collectionneurs, peut-être moins “amateurs” et plus pointus qu’auparavant. Quant à la galerie, 14-16 Verneuil, dirigée par Sam Stourdzé, elle est autonome. Mon association avec Claude Berri prolonge Renn espace, même si notre positionnement est différent avec l’intégration d’une librairie et d’une salle de projection. Nous accueillerons aussi des lectures. Ce lieu se veut décloisonné, un peu en marge. Nous ne souhaitons pas être une galerie stricto sensu. Notre travail est celui de l’exposition, adossé à une politique éditoriale. Nous avons fait le chemin à l’envers : de la publication de livres nous remontons à l’exposition. Le contenu éditorial se prolonge dans le donner à voir, le “faire-vivre”. Ainsi, la première exposition est un travail de portrait réalisé par Gérard Rancinan sur des artistes comme Hermann Nitsch qui ont dominé ces cinquante dernières années. C’est un clin d’œil à l’accent que nous souhaitons mettre sur la photographie et l’art contemporain. Ces artistes arrivent par le biais des photographies, par le livre de Virginie Luc, Art à mort, mais ils seront là au vernissage pour réaliser des actions et des performances.
Quelles expositions ont attiré votre attention récemment ?
La dernière exposition qui m’ait vraiment frappé est “Mémoire des camps” à l’hôtel de Sully. C’est la dernière fois que j’ai eu un choc. J’ai été impressionné par sa rigueur et le travail éditorial qui l’accompagnait. Voilà le genre de choses qui peut nous servir de référence. Il était clairement dit que, dans une exposition de photographies, l’image est importante mais aussi son envers. Plus récemment, je voudrais souligner la réussite de l’exposition “Sans commune mesure” menée par le Centre national de la photographie, le Musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq et Le Fresnoy sur le thème de l’image et du texte. Pour la première fois, nous avons travaillé avec trois institutions différentes sur un ouvrage commun. Je pense que le livre rend compte de cela et joue une fonction de lien, ce n’est pas juste un catalogue.
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Léo Scheer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°156 du 11 octobre 2002, avec le titre suivant : Léo Scheer