Sous prétexte de modernisation, la mosquée d’Ibn Tûlûn, construite au Caire en 876, est l’objet de grands travaux de « restauration » qui menacent son authenticité. Contestées par différents spécialistes, ces opérations s’inscrivent dans un processus plus général, soutenu par l’État égyptien, qui touche tout le patrimoine fatimide (969-1170). Pour l’instant, l’Unesco ne réagit pas.
LE CAIRE - Chef-d’œuvre de l’architecture musulmane, la mosquée d’Ibn Tûlûn, dont le bâtiment était en relativement bon état, est en chantier au Caire depuis quelques semaines. Les opérations menées par le Haut Conseil des Antiquités (HCA) – étroitement contrôlé par le ministère égyptien de la Culture –, dans le cadre du “Projet de conservation des monuments du Caire historique”, mettent en danger le site et risquent d’en effacer le caractère original. Au programme : repaver la cour de marbre noir, consolider le plafond en bois avec du béton, enlever les revêtements originaux avec leur ornementation pour les remplacer par des carreaux modernes. Tous les enduits ont déjà été supprimés, les colonnes perforées pour y placer d’éventuels fils électriques, la cour totalement décapée… Aucune parcelle de cet édifice plus que millénaire ne semble avoir été épargnée. Interrogés par Aliaa Al-Korachi et Ahmed Loutff, pour l’hebdomadaire Al-Ahram (du 9 mai 2001), les responsables de la société Assouan, en charge des travaux, répondent qu’il s’agit simplement de “consolider les quelques éléments architecturaux qui ont besoin de l’être et corriger les fausses restaurations qui ont eu lieu entre 1983 et 1984”. La mosquée d’Ibn Tûlûn n’est pas la première à subir ce genre d’opération : la “restauration” de 112 des 200 monuments fatimides classés que comprend Le Caire – inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1979 –, a ainsi été attribuée par appel d’offres à des entreprises de construction.
“Sous prétexte de moderniser la ville (en particulier des architectures du Xe siècle), l’État égyptien confie des chantiers de restauration à des entreprises spécialisées dans la construction de ponts, ou de routes, et qui possèdent très peu de connaissances des problèmes de conservation. [...] La logique économique de ces entreprises est telle qu’elles élargissent au maximum leur champ d’intervention ; des monuments en relativement bon état se trouvent ainsi dénaturés en profondeur après leur passage”, explique Saïd Zulficar, secrétaire général de Patrimoine sans frontières (PSF), ancien directeur adjoint au patrimoine mondial de l’Unesco (jusqu’en 1995). Des entreprises comme Wadi el-Nil (spécialiste en irrigation) ou Assouan entament des travaux là où ils ne sont pas forcément nécessaires, utilisant parfois des techniques aberrantes comme le ravalement à l’aide de sable pulsé sur une pierre friable – ce qui équivaut à enlever au moins un centimètre de pierre. Le plus souvent, le procédé se limite à recouvrir le mur d’une couche de béton, ce qui aggrave son état puisque l’humidité – inhérente à ce type de bâtiment – se trouve alors piégée et amène une corrosion à l’intérieur même des constructions. Différentes mosquées, comme al-Azhar (970-980), tellement dénaturée qu’elle a été rayée de la liste du patrimoine mondial, ou al-Hâkim (990-1004), dont les bâtiments de couleur ocre ont été recouverts de ciment blanc, ont subi ce type de “réhabilitation”. La plus ancienne, la mosquée de ‘Amr ibn-al-’Âs (VIIe siècle), a totalement été reconstruite et agrandie dès 1978 ; les colonnes, arcs et chapiteaux d’époque romaine ont été éliminés puis remplacées par du béton et du marbre. La liste des édifices transformés est longue : la mosquée al-Mouayyad (XIIIe siècle), la grande mosquée de Baybars, le mausolée de Qâlâwûn (XIIIe siècle), la mosquée Amir Shaykhû (XIIIe-XIVe), l’école Sarghatmish (XIIIe-XIVe), la fontaine Sabîl de Muhammad Alî Ismâ’îl...
Le choix d’une modernisation
Pourtant, des architectes compétents exercent au Caire, mais “il semble que les politiques en charge de ces dossiers aient parfaitement assumé le choix d’une ‘modernisation’ du Caire fatimide”, explique Saïd Zulficar. Ainsi, le docteur Namey, spécialiste reconnu pour la conservation de ce type de monument, se voit systématiquement refuser tout chantier. De même, le rapport fourni dès 1980 par Saïd Zulficar sur les principes fondamentaux de conservation et les différentes manières de restaurer, a très vite été oublié par les institutions locales. Par ailleurs, “voulant faire plaisir aux autorités sur place, l’Unesco ne joue plus son rôle d’inspecteur, s’indigne Saïd Zulficar. Les personnes en charge des dossiers semblent totalement incompétentes”. Quinze millions de livres égyptiennes (30 millions de francs) ont été investis pour les travaux de restauration de la mosquée Ibn Tûlûn et, depuis 1992, 100 millions de livres égyptiennes (200 millions de francs) auraient été débloqués pour ce type de remise à neuf. De telles actions, dans un pays qui connaît une situation économique dramatique, suscitent quelques interrogations... Pourquoi réaliser des travaux de si grande ampleur alors qu’ils ne sont pas nécessaires ? Comment, dans un système où très peu d’argent est dévolu aux bâtiments musulmans, des fonds considérables peuvent-ils être levés ? D’où provient cet argent ? Tandis que l’on s’interroge, les travaux continuent. “Je ne sais pas ce que l’on peut faire, je pense qu’il est déjà trop tard, se désespère Saïd Zulficar. À présent, puisqu’il n’est plus authentique, il ne reste plus qu’à rayer cet ensemble urbain de la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.”
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le patrimoine fatimide du Caire menacé
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°128 du 25 mai 2001, avec le titre suivant : Le patrimoine fatimide du Caire menacé