Présent dans la capitale irakienne, notre reporter a visité la première exposition d’art contemporain depuis la chute du régime de Saddam Hussein. De son côté, le Musée archéologique renaît peu à peu de ses cendres.
BAGDAD - Il est une ruine parmi les ruines de l’Irak qui a été bien peu commentée : celle de la modernité artistique. Au nombre des exactions commises par un peuple vengeur, avec la mise à sac du grand théâtre ou du musée d’archéologie, il y a celle en effet du musée d’art moderne de Bagdad – qui, il faut le préciser, portait en son fronton le nom honni du dictateur déchu : « Saddam Art Center » (Centre d’art Saddam). Ici aussi, la rage de l’après-9 avril 2003 a causé dispersion et destruction parmi les œuvres témoins d’un esprit moderne irakien, un esprit que l’actualité met à mal, au cœur des déchirements du pays et de l’ensemble de la région. Pourtant, une réalité historique explique sans doute qu’aujourd’hui, dans le terrible champ de décombres que sont tant la ville de Bagdad que la société irakienne elle-même, demeure vivante une société, une communauté artistique. Les bombes ne font pas taire les artistes, en Irak comme ailleurs.
Les Bagdadis ne sont pas peu fiers de cette boutade : les livres du Moyen-Orient, on les écrit au Caire, on les imprime à Beyrouth, et on les lit à Bagdad. L’Irak porte en bandoulière bien plus volontiers sa culture qu’une kalachnikov : on se souvient ici de Sumer, d’Ur et d’un Gilgamesh en quête d’une chose qui manque toujours : la légitimité dans l’exercice du pouvoir. On ne s’étonnera pas, du coup, de voir intituler « D’Ur à Bagdad » une exposition d’art contemporain ouverte dans les locaux du ministère de la Culture, dans le quartier de Zayyuna, au lendemain de l’anniversaire de la chute du régime de Saddam Hussein, le 11 avril dernier, sur fond de tensions et d’affrontements. Il y a là une volonté de continuité culturelle qui n’est pas qu’un effet de forfanterie institutionnelle, mais se fonde sur une conscience de l’histoire culturelle partagée par beaucoup, artistes et intellectuels. Soutenu par l’Unesco, le ministère a donc invité tous les artistes qui le souhaitaient à un accrochage collectif avec remise de prix. Près de 250 ont répondu à l’appel, apportant parfois de province au travers d’un pays en guerre peintures ou sculptures. Près de cinquante autres se sont manifestés tardivement, conduisant le ministère à ouvrir une salle supplémentaire.
Modernité classique
Certains, cependant, autour de l’Association des artistes plasticiens (1) par exemple, ont choisi de manquer à l’appel, se défiant de l’aspect de commémoration de l’autorité publique à quoi le régime précédent a systématiquement réduit le rôle des artistes, et demeurant perplexes face aux conditions inévitablement précaires de préparation et d’installation de l’exposition. L’invitation faite aux artistes était en effet généreuse et non sélective : d’où l’effet de kaléidoscope de l’accrochage, dispersé dans le bâtiment même du ministère de la Culture ; d’où une irrégulière ou fragile qualité des œuvres, dans un spectre stylistique qui court du réalisme descriptif sans grande inspiration à une abstraction parfois lyrique ou rythmique, assez hardie en termes de palette mais qui n’atteint que rarement un vrai souffle. Une imagerie parfois maladroite tente de se frayer un passage entre écriture abstraite et figuration stylisée, sans toujours savoir échapper au pathétique ou à l’illustration des malheurs de la guerre. Mais l’économie de moyens, la tension perceptible, la diversité stylistique, certaines hardiesses formelles ou de singuliers emplois des matériaux, les échos permanents de la peinture européenne, tout laisse songer qu’il y a là un art qui ose à nouveau penser plastiquement – du moins publiquement, après une longue glaciation –, et qui pense en s’appuyant sur une modernité déjà classique aux yeux européens : Klee, Braque et Picasso, Music et Manessier, Giacometti et Moore en réduction pour la sculpture. Mais on trouve aussi, ici un collage plutôt bienvenu, là une image répétée par photocopie : des brèches dans un art qui doit à son tour se libérer de son embargo. Cet esprit irakien s’est formé dans une réelle et rare ouverture au monde – et bien sûr souvent en Europe – au travers d’une histoire déjà longue de peintres qui ont étudié à Londres, à Paris ou en Italie dès les années 1930, et de générations initiées à la peinture moderne, par le biais de formations académiques et modernes, nourries aussi de culture musulmane et de calligraphie – l’écriture a souvent sa place dans ces espaces picturaux.
Une esquisse de cette histoire est proposée dans un livre paru à Paris à l’automne 2003, Bagdad Renaissance (2), en particulier par Inaam Kachachi, journaliste irakienne exilée à Paris depuis vingt ans. Cette histoire passe par des figures comme celle du sculpteur Gawad Salim : son Monument de la Liberté, frontispice allégorique où des figures monumentales de bronze forment le récit d’une marche de l’Irak vers la démocratie, fut inauguré juste après sa mort, en 1960, dans le bref temps de la démocratie, entre 1958 et 1963. Et il orne toujours la place de la République en plein centre de Bagdad. S’il tombait, l’événement serait plus lourd de symbole pour beaucoup que la très médiatique chute de la statue de Saddam.
Rôles interchangeables
Ainsi de la scène artistique contemporaine irakienne, déchirée entre engagement dans l’Histoire et violence du présent : il sera encore pour un moment difficile de convaincre ou d’en imposer à un regard européen, au-delà de réussites ponctuelles. Mais il demeure que des hommes et quelques femmes entretiennent à coup d’associations d’artistes, de regroupements, de discussions d’ateliers, la nécessité et la vitalité de l’art. Dans cette petite société, les rôles se superposent parfois ; les meilleurs des critiques sont aussi artistes. Ainsi de Qasim Al-Sabti, que l’on a déjà pu voir à Paris en 2000, à l’Institut du monde arabe, pour l’exposition « Artistes contemporains irakiens » organisée par Maurice Matieu, avec entre autres Karim Saifou et Shaddad Abdul Kahhar (qui a reçu le prix de Peinture (3) de l’exposition « D’Ur à Bagdad »), ou, plus récemment, à Paris toujours, à la Galerie M, avec d’assez beaux travaux sur des reliures de vieux livres retravaillées. À Bagdad, Quasim Al-Sabti, qui est aussi galeriste et qui organisait il y a quelques années – il s’en souvient avec malice – une exposition de peintures de critiques dans son lieu, la galerie Hiwar (Dialogue en français), un lieu de rencontre particulièrement ouvert. C’est un point de passage obligé de cette scène, comme juste à côté, à la galerie Ather (Trace), et, à quelques pas encore, l’Académie des beaux-arts, par où sans doute circulera pour les jeunes artistes d’aujourd’hui ce qui demeure un manque crucial : l’information et l’ouverture sur le monde. En attendant que le temps reprenne son cours, les réalités des artistes sont celle de la survie. Il faut reconstituer la bibliothèque de l’école. Parfois, au marché aux puces, réapparaît une œuvre venue du musée. Certains artistes ont pu ainsi avoir l’opportunité… de racheter leur propre œuvre.
(1) Créée en 1956, l’association compterait aujourd’hui 1 722 membres.
(2) coédition Jean-Michel Place et Galerie M, Paris.
(3) À noter que les lauréats du prix viendront à Paris pour la remise de leur médaille à l’Unesco dans le cadre de la première session plénière du Comité international de coordination pour la sauvegarde du patrimoine culturel de l’Irak, laquelle se tiendra les 24 et 25 mai.
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Le milieu de l’art s’organise à Bagdad
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°193 du 14 mai 2004, avec le titre suivant : Le milieu de l’art s’organise à Bagdad