Poète et journaliste, collectionneuse
et modèle, croqueuse d’hommes, la belle anticonformiste fut la réalisatrice
d’une anthologie militante, parue entre 1931 et 1934, visant à inventorier les luttes du peuple noir.
Une « ogresse maigre, d’une beauté farouche », c’est en ces termes que l’écrivain Marcel Jouhandeau décrira la silhouette féline et sensuelle de la poétesse britannique Nancy Cunard (1896-1965). Immortalisée par un célèbre cliché de Man Ray en 1926, cette Oscar Wilde en jupon dont les bras interminables étaient ornés d’une kyrielle de bracelets africains taillés dans l’ivoire fut, en réalité, bien plus qu’une icône de mode sur papier glacé. Femme de lettres et croqueuse d’hommes, aristocrate stylée et journaliste engagée, éditrice et traductrice, esthète et militante, amie des surréalistes et des communistes, Nancy Cunard jeta avec allégresse des passerelles entre les cultures française et anglo-saxonne, brisa les tabous sexuels de son milieu, fréquenta la fine fleur des poètes, des musiciens et des artistes… Bref, marqua de son empreinte élégante et racée cette époque électrique et enfiévrée que l’on baptisa si justement « Années folles ». En lui consacrant une petite exposition rigoureusement documentée, le Musée du quai Branly dévoile ainsi la personnalité complexe et séduisante de cette intellectuelle rebelle et débridée dont le génie protéiforme sonna comme une provocation aux yeux de ses contemporains.
La « bohème chic »
Car celle qui posa pour les plus grands artistes de l’époque (des peintres comme Oskar Kokoschka ou Eugene MacCown, des photographes tels Cecil Beaton ou Curtis Moffat) conjuguait esprit et beauté et était bien décidée à se servir des deux ! Fuyant les obligations mondaines dévolues à sa caste pour s’encanailler dans les cercles hédonistes des poètes maudits, préférant aux amours sages les délices saphiques, Nancy Cunard croise, dès 18 ans, tout ce que la capitale britannique compte d’esprits éclairés : l’historien d’art Duncan Grant (un beau ténébreux fasciné par Marcel Proust et qui se pique d’avoir vu avant tout le monde Les Demoiselles d’Avignon de Picasso), une certaine Virginia Stephen (plus connue sous son nom de plume « Virginia Woolf ») et Roger Fry (un être charismatique qui saura détecter avec génie la nébuleuse artistique anglaise). « À ce moment-là, nous étions des bandits, n’hésitant pas à nous maquiller avec de la craie blanche sur le visage et du rouge à lèvres écarlate, fumant des cigarettes parmi des fêtards choisis par nous-mêmes […]. Nous étions de vrais caméléons », témoignera son amie Iris Tree, poétesse et actrice liée à l’avant-garde anglo-saxonne des années vingt. On ne saurait mieux résumer ce doux mélange de « bohème chic » et d’insouciance qui régnait à Londres, à la veille de la Première Guerre mondiale…
Après un mariage éclair, dont le motif principal semble d’avoir échappé une fois pour toutes à l’emprise tyrannique de la très bien-pensante Lady Cunard, la jeune Nancy peut désormais briser ses chaînes et se consacrer à ses deux vraies passions : la littérature et la poésie. « Je suis l’inconnue, l’étrangère / Hors la loi, rejetée par les règles de la vie / Fidèle à une loi unique, une logique personnelle / Qui ne se mêle à rien et refuse de s’incliner / Devant les règles générales », écrit, dès 1916, cette anarchiste aux yeux de lionne. Délaissant l’image convenue de la jeune héritière dilapidant la fortune familiale au gré des casinos et des palaces, son père est l’héritier de l’entreprise maritime Cunard Line, Nancy troque définitivement les salons chics londoniens contre les cafés enfumés de Paris.
Paris, capitale de l’art « nègre »
En ce début des années 1920, la capitale française a des allures de microcosme : on y côtoie, pêle-mêle, des princes russes ruinés par la Révolution, des artistes juifs d’Europe centrale et des milliers d’intellectuels américains fuyant la morale puritaine et les rigueurs de la Prohibition. Parmi cette colonie d’épicuriens et d’esthètes, la jeune Nancy rencontre la collectionneuse et poétesse Gertrude Stein et son salon littéraire de la rue de Fleurus, le photographe Man Ray qui s’est déjà fait un nom à New York, mais aussi une multitude de journalistes, galeristes et musiciens de jazz fréquentant les caveaux germanopratins. Passeuse entre les deux langues et les deux cultures, Nancy devient l’amie de Tristan Tzara, de René Crevel et de Georges Sadoul, croise le couple glamour et sulfureux formé par Zelda et Scott Fitzgerald. En ces temps de folie joyeuse, l’art africain triomphe et les déhanchements érotiques de Joséphine Baker « hystérisent » les foules. Assistant à plusieurs représentations de la Revue nègre, Nancy envoie elle-même des articles dithyrambiques sur la jeune danseuse à la version anglaise du magazine Vogue. Cependant, elle ne sait pas encore que cet engouement pour la culture noire va se transformer, chez elle, en véritable combat…
De la femme fatale à la militante
Car de femme fatale et extravagante, Nancy Cunard va se muer peu à peu en intellectuelle engagée. Est-ce sa rencontre, en 1926, avec l’écrivain Louis Aragon (« beau comme un jeune dieu », écrira Nancy) qui va décider de sa nouvelle vocation ? Lorsqu’il franchit le seuil du café Cyrano, place Blanche, le couple attire d’emblée tous les regards : lui, élégant jusqu’au bout des ongles avec sa longue cape noire ; elle, fascinante avec son visage fin et osseux, ses yeux clairs de félin et ses bras minces parés d’une ribambelle de bracelets africains. Leur relation sera exaltée, intense et profondément féconde. C’est en effet sur les conseils d’Aragon que Nancy entreprend sa collection africaine et océanienne. « Comparativement aux autres collections importantes de l’époque, la sienne ne rassemble pas d’œuvres exceptionnelles. Elle est surtout célèbre pour sa spécificité : les ivoires, et plus particulièrement les bracelets : Cunard en possède cinq cents », écrit ainsi Sarah Frioux-Salgas dans le très beau numéro de la revue Gradhiva, qui sert de catalogue à l’exposition. Car davantage qu’une collectionneuse au sens classique du terme, Nancy Cunard est une esthète qui aime jouer avec les objets, qui les détourne de leur fonction première pour mieux les revivifier. Arbitre des élégances et du goût, elle invente un style « ethnique » avant l’heure, dont se réclament encore bien des créateurs de mode contemporains. Mieux ! Non contente d’être une « icône primitiviste », Nancy est sur tous les fronts. C’est encore avec Aragon qu’elle fonde, en 1928, sa propre maison d’édition, Hours Press, spécialisée en livres d’artistes et en poésie expérimentale. « Nous faisions presque tout de nos mains, les peintures, aménager une sorte de hangar, pour un projet assez fou, une imprimerie, la presse à bras, un métier à apprendre, composer à la main […] J’y avais mis toute ma folie », se souviendra l’écrivain en 1974.
Mais la belle Nancy succombe, en 1928, aux charmes du pianiste noir américain Henry Crowder. Devenu son compagnon, ce dernier va la sensibiliser aux dures conditions de vie de sa communauté aux États-Unis, au racisme et aux exactions violentes dont elle est victime. De cette rencontre amoureuse va naître une entreprise éditoriale exceptionnelle baptisée Negro Anthology. Rassemblant quelque 150 auteurs (Noirs, Blancs, femmes, hommes, journalistes, historiens, écrivains, anthropologues, musiciens, chanteurs, poètes, universitaires, militants…), cette anthologie entend « inventorier les luttes du peuple noir, les réussites, les persécutions et les résistances qu’elles suscitent », écrit Nancy Cunard en guise d’introduction. Parue entre 1931 et 1934, cette « publication-fleuve » ne rencontrera malheureusement pas le succès escompté. Quelque 80 ans plus tard, on est pourtant sidéré par sa dimension documentaire et esthétique. Et, plus encore, par sa troublante modernité…
Responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque du Musée du quai Branly, Sarah Frioux-Salgas signe une petite expo savante et raffinée. Rassemblant quelques rares pièces de la collection Cunard ayant échappé à la destruction ou au pillage lors de la Seconde Guerre mondiale (dont ce très beau bracelet en ivoire massaï de la collection Barbier-Muller), le parcours alterne photos d’époque, extraits de films et documents sonores qui restituent avec force l’ampleur et l’originalité du projet éditorial de Nancy Cunard.
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Le fabuleux destin de Nancy Cunard
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 18 mai 2014. Musée du quai Branly. Ouvert mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h et le jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h. Commissaire : Sarah Frioux-Salgas.
www.quaibranly.fr
Revue Gradhiva n° 19, « L’Atlantique noir de Nancy Cunard, Negro Anthology, 1931-1934 »numéro exceptionnel sous la direction de Sarah Frioux-Salgas, 20 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Le fabuleux destin de Nancy Cunard