La Cinémathèque française souhaitait « sortir de l’ombre » une partie de ses collections provenant de l’ancien laboratoire du physiologiste Étienne-Jules Marey (1830-1904), inventeur de dispositifs et appareils multiples, parmi lesquels on compte le chronophotographe à pellicule mobile, jetant, dès 1889, les bases du cinématographe qui sera proposé par les frères Lumière en 1895. De nombreux documents inédits sont rassemblés à l’Espace Electra, transformé pour l’occasion en sombre caverne de laborantin fin de siècle.
Quelle relation y a-t-il entre le vol des oiseaux et l’invention du cinéma ? Un physiologiste, professeur au Collège de France qui, dans les années 1850, s’est fait l’adepte de la “Méthode graphique”, cette nouveauté technique qui permettait d’enregistrer la trace des mouvements sur du papier traité au noir de fumée. D’abord spécialisé dans l’étude de la circulation du sang, puis de la locomotion de l’homme et du cheval, Étienne-Jules Marey doit mettre au point des appareils et des méthodes adéquates pour transformer en courbe gracieuse, en graphe quantifiable, les mouvements des fluides et les contractions des muscles, sans effraction pour l’être vivant.
Le sphygmographe (qui se fixe sur le poignet pour enregistrer le pouls), le myographe, le pneumographe, le polygraphe sont parfois des adaptations d’appareils antérieurs, mais toujours améliorés par Marey. Il est “ingénieur de la vie” et La Machine animale, publié en 1873, fait autorité : les études sur le cheval seront à l’origine des travaux photographiques de Muybridge sur le même sujet. L’intéresse aussi la locomotion aérienne : manière de trouver, dans la guêpe, le moustique ou l’oiseau, des modèles à imiter pour concevoir d’hypothétiques moyens de vol humain : lui-même construit un insecte artificiel ; son collaborateur Tatin réussit à faire voler brièvement un aéroplane miniature (1879). Car les recherches de Marey ont une finalité : le progrès humain, la réduction de la dépense énergétique, le résultat physiologique optimal. Bientôt, il envisage de fonder un laboratoire sur un terrain que lui alloue la Ville de Paris au Bois de Boulogne, où il peut étudier in situ oiseaux, chevaux, hommes marchant ou courant, alors qu’il vient de s’adjoindre la collaboration de Georges Demenÿ, adepte de la gymnastique rationnelle.
La chance de Marey, en 1881, c’est la découverte du médium photographique, d’abord entrevu en 1879 à travers les premiers essais de Muybridge, concrétisé par la “révolution” technique du gélatino-bromure d’argent, produit ultrasensible encore en usage dans la pratique photographique. Cette découverte toute récente lui ouvre l’accès à des intervalles temporels très courts, insoupçonnés, de l’ordre du millième de seconde, qu’il traquait déjà avec ses appareils enregistreurs. La “photographie instantanée” stoppe un mouvement rapide par l’image, en montrant un corps en mouvement comme s’il était à l’arrêt pendant la prise de vue. La méthode graphique est donc en passe d’être remplacée par une autre forme de visualisation des phénomènes du vivant, photographique celle-là. Il y faudra pourtant un appareillage conséquent, un dispositif particulier, et la conception d’une méthode, la chronophotographie.
Marey fait entrer la photographie (dont les amateurs vont bientôt s’emparer, eux aussi) dans le champ de l’ingénierie scientifique. Après l’épisode bref mais spectaculaire du “fusil photographique” destiné à piéger le vol des oiseaux, le chronophotographe de 1882 constitue une invention primordiale : c’est une chambre photographique munie d’un obturateur rotatif à fentes, qui superpose sur une même plaque les prises de vue successives effectuées à grande vitesse (jusqu’à 50 par seconde). Il doit être braqué vers un fonds noir – un hangar tapissé de noir – devant lequel se déplacent les sujets d’expérience, obligatoirement blancs, qui, seuls, impressionnent la plaque : homme en costume blanc et oiseau, principalement. Marey remet en chantier ses études antérieures, sur des bases analytiques tout à fait nouvelles, avec l’aide de Georges Demenÿ. Ses images, abondamment publiées dans le magazine La Nature, sont tellement étonnantes qu’elles sont d’abord comprises comme épures scientifiques, représentations rationnelles d’une action, et peu considérées pour la plus-value esthétique d’images évanescentes et mystérieuses que nous leur attribuons.
Les appareils de Marey sont complexes, ses méthodes le sont également et se déclinent en applications multiples, jusqu’à cette étonnante machine à fumée de 1899. La grande réussite technique, et la plus prometteuse, est l’adaptation d’une bande sensible mobile, s’arrêtant à chaque prise de vue, que l’on appellera “film” : le chronophotographe sur pellicule mobile de 1889-1890, en dissociant chaque prise de vue, n’apportera pas réellement d’informations nouvelles sur les mouvements étudiés – mise à part la célèbre Chute du chat de 1894 –, mais il constitue une avancée technologique dont se ressentira profondément tout le XXe siècle, en résolvant (presque) le difficile problème de la synthèse des mouvements, recomposition visuelle de ce qui a été enregistré.
Les films sont constitués de pellicules en Celluloïd (1889-1890) d’un mètre de long fournies par Eastman, l’inventeur du Kodak. Le cinéma n’est pas encore tout à fait là, bloqué dans une querelle technique et stratégique entre Marey et son collaborateur Demenÿ, qui se solde par la démission-éviction de ce dernier. La séparation est effective à la rédaction, par Marey, d’un ouvrage clé de la fin du siècle, qui dresse aussi le bilan de plusieurs décennies d’activité, simplement intitulé Le Mouvement (1894). Le siècle suivant, avec ses fantasmes de restitution et de domination, même partielle, de la fuite du temps, est enclenché.
Mais l’apparition du cinéma, qui n’est pas une mince affaire, n’est qu’un des fils conducteurs pour parcourir cette exposition, dont l’abondance instrumentale demanderait toutefois plus de pédagogie que de scénographie démonstrative. Les “films” primaires de Marey – la Cinémathèque en conserve quatre cents –, débarrassés de leur sautillement et de leurs maladresses par la numérisation, ont perdu le charme de leur fragilité : l’électricité et l’électronique ont aseptisé les oiseaux.
- ÉTIENNE-JULES MAREY, LE MOUVEMENT EN LUMIÈRE, jusqu’au 19 mars, Fondation Électricité de France - Espace Electra, 6 rue Récamier, 75007 Paris, tél. 01 53 63 23 45, tlj sauf lundi 12h-19h. Internet : www.expo-marey.com
- Laurent Mannoni, Étienne-Jules Marey, La mémoire de l’œil, éditions Mazzotta et Cinémathèque française, 418 p., 450 ill., N et B et coul, 350 F, ISBN 88-202-1358-3
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Le cinéma à vol d’oiseau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°98 du 4 février 2000, avec le titre suivant : Le cinéma à vol d’oiseau