Genre cinématographique par excellence, le remake semble, depuis quelques années, être devenu un enjeu artistique. Parallèlement à un intérêt accru des plasticiens pour le cinéma et ses codes, de nombreux artistes ont tourné des reprises de films, non pas pour proposer leur version contemporaine d’une fiction, mais pour mettre en évidence les influences croisées des scénarios, des images et des sons sur les spectateurs, tant sur le terrain du conscient que de l’inconscient. Dans des travaux que tout oppose tant du point de vue des moyens mis en pratique que des esthétiques véhiculées, Pierre Huyghe, Brice Dellsperger et Rainer Oldendorf se sont lancés dans la grande aventure du film de fiction « à emprunt ».
Dès ses origines, le cinéma s’est confronté à un étrange phénomène, celui du remake, ou, en français, de la reprise. Différent dans sa conception du plagiat, le remake, en tant que genre, rejoint le théâtre dans sa volonté de remettre en scène ou de réinterpréter une histoire, un texte, un scénario en considérant que ces derniers font dorénavant partie d’un répertoire digne d’être décliné ou réactualisé, comme peuvent l’être les productions de Corneille, de Molière ou de Victor Hugo. Cependant, l’une des particularités du remake cinématographique vient de sa capacité à réinterpréter des films qui sont devenus cultes pour des raisons parfois peu rationnelles, à l’exemple du projet actuel de Tim Burton, The Visitor, une nouvelle version de La Planète des Singes. Néanmoins, ce sont – heureusement ou malheureusement, suivant les cas – les chefs-d’œuvre qui sont la proie des réinterprétations les plus courantes. À tout seigneur, tout honneur, Alfred Hitchcock est l’un des cinéastes les plus prisés pour ce genre d’exercice. Ainsi, son film Soupçons, réalisé en 1941, avec Cary Grant et Joan Fontaine, susciterait actuellement l’intérêt soutenu de Michael Browning. Récemment, de nombreuses œuvres du cinéaste britannique ont fait l’objet de remakes, à l’exemple du Crime était presque parfait (Meurtre parfait, avec Michael Douglas), Psychose (tourné par Gus Van Sant) ou encore Fenêtre sur cour (film de télévision avec Christopher Reeves dans le rôle originellement tenu par James Stewart).
C’est justement ce film d’Alfred Hitchcock que Pierre Huyghe a décidé de tourner de nouveau en 1994 avec des moyens de vidéo amateur. Le titre de cette pièce, Remake, annonce d’ailleurs clairement la couleur. L’artiste a demandé à ses acteurs de répéter le texte initial mot pour mot dans une mise en scène identique à l’original. Seul change le contexte, un appartement contemporain dans un quartier en construction. L’enjeu de cette pièce de Pierre Huyghe ne réside bien évidemment pas dans une “actualisation” de la toile de Hitchcock, mais vise à questionner le processus d’action et de réception qu’engendre le film sur le spectateur ; devant la vidéo ce dernier ne cesse en effet de comparer mentalement l’original et la copie. C’est cette relation du spectateur au film que le créateur entend explorer à travers ce film dont le choix ne tient pas au hasard. “Si j’ai choisi Fenêtre sur cour de Hitchcock pour faire Remake, c’est parce qu’il s’agit d’un des premiers films où le spectateur est projeté en tant que tel dans l’image, explique l’artiste (in Blocnotes, n° 16, hiver 1999). L’identification ne se fait pas sur l’acteur, mais sur le spectateur face à la cour-écran qui permet cette concomitance des regards.” Plus récemment, Pierre Huyghe a joué sur une double mise en abyme de la réalité, a réintégré une dose de réalité dans une fiction à travers sa pièce The Third Memory, présentée au Centre Georges-Pompidou. Ici, l’artiste a travaillé à partir du film de Sidney Lumet Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien), inspiré par un fait divers, le braquage d’une banque perpétré à New York en 1972, par John Wojtowicz. Pour son remake, Pierre Huyghe a remplacé Al Pacino par le véritable auteur du hold-up qui évolue dans le décor reconstitué du film de Lumet, au studio de Stains. L’artiste a ainsi demandé au gangster de rejouer sa prise d’otage transposée en fiction, en se réappropriant les deux niveaux d’une même histoire.
Le spectateur pris au piège
L’utilisation du remake dans l’œuvre de Brice Dellsperger procède d’une tout autre finalité, notamment esthétique. “Mes reprises fonctionnent comme des copies truquées d’un film, mais elles vont dans le sens du cinéma puisqu’elles récupèrent ses clichés, précise l’artiste (in Blocnotes, n° 15, été 1998). Cependant, elles ne proposent pas une vision unique proprement cinématographique. J’aime l’idée d’échapper à une mise sous contrôle du point de vue du spectateur.” Sa dernière production, Body Double X, constitue ni plus ni moins la reprise de L’important c’est d’aimer, d’Andrzej Zulawski.
L’artiste a conservé la bande-son du film, aussi bien la musique que les paroles, mais l’ensemble des personnages est joué par un seul et même acteur, Jean-Luc Verna. Ce tour de force a notamment été rendu possible par une utilisation permanente de la technique de l’incrustation vidéo. Brice Dellsperger n’en est pas à son coup d’essai. Il a en effet déjà produit un grand nombre de vidéos s’inspirant de films, notamment ceux de Brian de Palma ; elles mettent en scène des travestis en tout genre, jouant sur un décalage visuel qui confère à ses films une originalité qui leur permet de dépasser leurs modèles. Cependant, le spectateur est lui-même pris au piège de ses sens en imaginant voir ce que le réalisateur ne montre pas, fantasmant des ressemblances qui, manifestement, sont en tout point virtuelles. “Certaines scènes fonctionnent sur le mode du play-back, on se laisse prendre au jeu, à tel point qu’on se demande si la scène ne nous appartient pas un peu, précise encore l’artiste, avant de poursuivre : le cinéma [...] se rejoue lui-même dans un processus d’autorecyclage incessant. Les codes qu’il utilise sont les mêmes depuis soixante ans, ce qui est révélateur d’une crise. Les scènes de Brian de Palma se basent sur des principes hitchcockiens. En proposant une copie plurielle d’une scène qui elle-même se base sur des signifiants passés (c’est-à-dire qui est déjà elle-même une copie truquée), je cherche à pousser jusqu’à son paroxysme ou son épuisement ce jeu d’influence.”
Des fragments de films existants
Rainer Oldendorf questionne lui aussi ce jeu d’influence du cinéma, le pouvoir de ces fictions animées à venir interférer dans nos comportements de tous les jours, consciemment ou inconsciemment. À quinze ans, le futur artiste participe à l’expérience d’un ciné-club, le “Free Cinema”, à Lörrach, une petite ville allemande de la région de Bâle. Il y découvre un univers et sa force à venir s’immiscer dans la réalité, à venir moduler nos comportements et notre langage. Aussi, dans les premiers épisodes de sa série Marco, Oldendorf fait de nombreux emprunts au cinéma “réel”, notamment pour les dialogues, s’inspirant en particulier de Fassbinder. Il écrit ainsi, dans le catalogue de la Biennale de Lyon 1997 : “Dans chaque lieu où l’on me propose de travailler, je réunis un groupe de personnes qui rejouent dans le cadre de leur environnement quotidien des fragments de films déjà existants.” “Au début, je ne savais pas comment faire du cinéma, un médium tellement fort, qui rentre dans notre langage, nous a confié l’artiste. À Düsseldorf, à Lyon, à Tel-Aviv j’ai eu envie de me servir du cinéma du pays dans lequel je me trouvais, de prendre des bouts de dialogues et de former une nouvelle histoire.” Sa pratique s’éloigne pourtant du remake même s’il s’agit, pour lui, d’un genre très intéressant en tant que tel. Cependant, dans son travail et dans la vie, les bribes de phrases issues des fictions viennent enrichir des scénarios originaux, comme des citations d’une réalité guère plus objective que celles dont elles sont les instruments.
- Body Double X, de Brice Dellsperger, sera présenté à partir du 19 novembre dans les expositions « Au-delà du Spectacle », au Centre Georges-Pompidou, Paris, et « Scènes de la vie conjugale », à la villa Arson, Nice.
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L’art à l’heure de la reprise
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°115 du 17 novembre 2000, avec le titre suivant : L’art à l’heure de la reprise