L’histoire esthétique du paysage de montagne que propose le Musée de Grenoble est à la fois d’une grande qualité artistique et d’un contenu très riche. Couvrant deux siècles de création, de Joseph Vernet à Kirchner, ce panorama ouvre une réflexion sur les significations philosophiques et religieuses données au sujet par les peintres. L’intérêt de l’angle adopté fait oublier le choix de couleurs agressives pour les cimaises, qui rappellent davantage la réverbération insoutenable du soleil sur la neige que la muséographie du Musée Thorvaldsen à Copenhague, évoquée par le commissaire de l’exposition.
GRENOBLE - “Comme le titre de l’exposition l’indique, nous nous sommes attachés au sentiment de la montagne, laissant de côté l’anecdotique et les vues topographiques, explique Serge Lemoine, commissaire général de l’exposition du Musée de Grenoble. Notre critère de sélection a été la qualité artistique des œuvres.” Au service de cette ambitieuse histoire d’un genre esthétique – de ses origines, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au basculement du motif vers l’abstraction chez Kandinsky –, 220 tableaux, dessins et aquarelles ont été rassemblés. Il a fallu deux ans pour obtenir les prêts d’une bonne soixantaine de musées et de plusieurs collectionneurs privés, dispersés dans le monde entier.
De fait, “Le Sentiment de la montagne” expose la plupart des morceaux de bravoure attendus, du Passage du Saint-Gothard par Turner au superbe – mais unique – Kandinsky qui fait l’affiche, en passant par des œuvres de Caspar David Friedrich, Gustave Doré et Cézanne. Le dessin et l’aquarelle, si propices au plein air, occupent aussi une place de choix avec cinq cabinets d’arts graphiques. On y remarquera le Panorama de l’Engadine, laissé inachevé par la mort de Segantini, ainsi que des travaux de Joseph Wright of Derby, Turner, John Ruskin, Adolf von Menzel, Alexandre Calame et Viollet-Le-Duc.
Ce panorama artistique ambitieux n’évite pas quelques lacunes : Friedrich est peu représenté, et Joseph Anton Koch, son principal concurrent, est totalement absent. Quant aux paysagistes américains, ils ne sont évoqués que par une toile de Thomas Cole. Mais ces manques sont équilibrés par la présence d’artistes tombés dans l’oubli, comme Toussaint-Gabriel Loppé – célèbre à la fin du siècle dernier pour ses glaciers –, ou de pièces rares et surprenantes. Le visiteur découvrira ainsi une vue des Pyrénées peinte par Delacroix en 1845, de subtiles études sur le motif de Valenciennes, l’apôtre du paysage composé, de brillants dessins de l’historien et critique d’art John Ruskin, ou encore des œuvres de Viollet-Le-Duc alternant exactitude topographique et poésie métaphysique.
La montagne, temple naturel
Le déroulement chronologique de l’exposition laisse entrevoir des thématiques récurrentes qui dépassent les différences stylistiques. “Le paysage de montagne est comme la nature morte. Les plus belles œuvres nous mènent à la métaphysique”, explique Serge Lemoine.
Caspar Wolf, l’un des “inventeurs” de la montagne, insiste déjà sur la démesure des sites où s’égarent quelques personnages minuscules. Le sublime d’un Turner ou d’un Gustave Doré sera le développement exacerbé, parfois violent, de cette irréductible différence d’échelle. Celle-ci s’exprimera également sous une forme contemplative et panthéiste chez Friedrich, l’auteur du fameux paysage Retable de Tetschen, puis dans les panoramas de l’Américain Thomas Cole. Devant un tableau de l’architecte néoclassique Schinkel, Serge Lemoine s’amuse à énumérer le répertoire symbolique : “Le chemin au bord du précipice, les perspectives vertigineuses, la grotte aux allures de cathédrale gothique, le soleil couchant, la cloche, et bien sûr le moine… Tout y est.”
Au XXe siècle, le découpage en triptyque de la Vie dans les Alpes par Kirchner, et la présence d’un pylône électrique en forme de croix dans la Solitude de Jawlensky poursuivent ces métaphores religieuses. S’y ajoute, chez les expressionnistes, le rêve rousseauiste d’une société régénérée par la pureté des cimes. Une idée développée un siècle auparavant dans les visions familières et pittoresques du style bourgeois Biedermeier. Selon Thierry Dufrêne, qui a contribué à l’un des essais du catalogue, la montagne s’est révélée être une “une immense réserve d’utopies esthétiques, philosophiques et politiques”.
Ce point de vue est complété par une série de concerts et une présentation d’œuvres contemporaines de Gloria Friedmann, Andreas Gursky, Axel Hütte, Suzanne Lafont et Walter Niedermayr.
LE SENTIMENT DE LA MONTAGNE et VISIONS CONTEMPORAINES, jusqu’au 1er juin, Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette, Grenoble, tél. 04 76 63 44 44, tlj sauf mardi et le 1er mai 11h-19h, mercredi 11h-22h, entrée 25 F. Catalogue édité par Glénat-RMN-Musée de Grenoble, 288 p., 295 F.
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L’âme portée au sommet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : L’âme portée au sommet