Né en Pennsylvanie, diplômé de Harvard, Peter Sellars a déjà derrière lui une longue carrière de metteur en scène de théâtre et d’opéra embrassant un répertoire allant de Shakespeare ou Mozart aux auteurs contemporains. Il a également réalisé des vidéos et un long-métrage. Directeur du Festival d’Adelaïde 2002 en Australie, il commente l’actualité.
Vous venez de participer à la création à Paris, au Châtelet, de l’opéra de John Adams El Niño, inspiré par la Nativité. Jan Dibbets vient de créer des vitraux pour la cathédrale de Blois, Bill Viola expose à l’église Saint-Eustache, Anselm Kiefer à la chapelle de la Salpêtrière. Assistons-nous à un grand retour du sacré dans l’art ?
Nous sommes envahis par une culture plutôt rationaliste et surtout commerciale, c’est presque étouffant. La culture d’Hollywood, celle des variétés, est omniprésente à la télévision. Il faut donc une alternative, et c’est le sacré. Mais c’est un risque, un défi dans une société réaliste, matérialiste et mercantile, où les gens ont besoin tout le temps de preuves, comme devant un tribunal. Avec ses œuvres, Daniel Spoerri nous dit : “nous avons déjeuné, en voilà la preuve, c’est tout ce qui reste du repas”. Toute une période de l’art est basée sur cette idée de preuve. Il est vrai aussi que la culture religieuse est fondée sur des valeurs, des émotions qui ont été dévoyées au cours du XXe siècle par le fascisme et le nazisme. La famille, les images de la Sainte Famille, ont été utilisées pour la promotion des idéologies d’extrême droite. Aux États-Unis, cette iconographie a servi aussi à défendre une politique effrayante. On peut donc comprendre pourquoi un art du XXe siècle s’est repositionné devant cette crise de la foi, alors que le sacré a été si présent autrefois dans l’histoire de l’art, bien plus même que le profane. La tendance actuelle n’est donc pas nouvelle dans l’histoire de l’art, c’est plutôt un retour au “normal”. Mais la question fondamentale reste : comment un créateur peut-il traiter ce sujet dans une telle société, à un tel moment ? Je vais vous citer un exemple antérieur qui me touche beaucoup. J’ai une très grande admiration pour Igor Stravinsky, qui était le prophète du matérialisme dans la musique. Il affirmait que sa musique était comme les mathématiques, on pouvait l’exécuter mais pas l’interpréter. Maintenant, nous savons qu’il a traversé une crise personnelle, au moment de la composition d’Œdipus Rex, et qu’en secret il a essayé de renouer avec l’Église orthodoxe à Paris. Pendant cette période, il a écrit pour cette Église le Pater Noster, le Credo et l’Ave Maria. Après, il a composé la Symphonie des Psaumes, qui a été une étape très importante dans un pan de l’art du XXe siècle franchement religieux, même si Stravinsky l’a formellement nié.
En tant qu’artiste, comment réagissez-vous aux grandes concentrations qui se sont produites l’an dernier dans la diffusion des produits culturels, AOL-Time Warner, Vivendi-Universal ?
“L’underground”, le marginal, va perdurer. Ce qui demeure dans l’histoire de l’art a souvent été réalisé par très peu de personnes, peu de moyens et de publicité. Et à travers les années, l’importance de ce travail grandit. Le Salon des refusés concernait des artistes qui n’étaient pas importants, dont personne ne connaissait le nom à l’époque. Mais, il y avait une étoile dans le ciel au-dessus d’eux. Permettez-moi un retour à El Niño. La Vierge n’a pas accouché dans un grand hôtel, dans un grand hôpital avec les meilleurs médecins. Cette naissance n’était visible que par ceux qui pouvaient la voir. Je crois que cela est très important dans l’histoire de l’art. Certains Rois mages peuvent voir le ciel, savent comment le lire, savent où est l’étoile et ont le courage de remettre en question leur vie pour la suivre. Mais il s’agit de très peu de gens, et pas d’une communication de masse, c’est entre les Rois mages et quelques bergers sur une colline. La cour d’Hérode n’a rien vu.
Face à cette puissance économique, l’Europe se défend notamment en conservant au sein de la Communauté européenne un vote à l’unanimité pour les questions culturelles.
C’est essentiel. Mon Festival d’Adélaïde a trois thèmes : tout d’abord, “vérité et réconciliation”. Comment peut-on communiquer en ce moment dans des sociétés si divisées, tellement hybrides, quelle vérité peut favoriser la réconciliation ? Nos sociétés ont besoin de réconciliation, mais il faut trouver un lieu à partager, une possibilité de dialogue. Je crois qu’en ce moment les artistes plus que les hommes politiques peuvent les créer. Beaucoup d’artistes travaillent déjà dans des sociétés qui viennent de sortir de guerres civiles terribles au Cambodge, au Nigeria, en Afrique du Sud, au Guatemala, au Salvador... Ni les politiciens, ni les économistes, ni les grandes institutions, ni le business ne peuvent assurer un dialogue. Ce n’est pas entre Disney et Time Warner qu’il va se nouer ! Il faut partir des racines et peut-être établir de nouvelles racines. Le deuxième thème est l’écologie. Comment vivre en équilibre avec la nature, alors que la destruction de la terre est sans précédent. C’est une question culturelle, que s’est posé l’art de la Renaissance ou d’autres civilisations – chinoise, indienne, aztèque... Elle doit nous préoccuper encore, surtout avec les nouvelles technologies. Enfin, le troisième thème concerne la diversité culturelle. Certains oiseaux n’existent plus, comme certaines plantes. Nous admettons maintenant que chaque espèce doit perdurer. Cette question se pose aussi pour les langues humaines. Certaines langues disparaissent, d’autres ont perdu le vocabulaire pour exprimer ce qui est invisible et caché, ce qui ne peut pas produire de l’argent mais qui justement fait l’identité culturelle. La question est de savoir si dans les vingt prochaines années, tout le monde sera américain ou s’il est possible de rester français ? Est-il possible de rester Aborigène en Australie ? Une grande partie du Festival d’Adélaïde sera consacrée à la possibilité de recréer une langue disparue des Aborigènes.
Vous parliez de racines. L’écart s’accroît entre une culture mondialisée, accessible au plus grand nombre, et des “racines” culturelles qui ne sont pas compréhensibles par des étrangers, voire des autochtones. Que faire ?
Il faut réagir sur tous les fronts en même temps. Prenons l’exemple de ce film coréen extraordinaire, Le Chant de la fidèle Chunhyang d’Im Kwon-taek, qui a reçu un prix à Cannes. L’histoire est un grand monument de la culture coréenne mais elle est retransmise dans une forme “hollywoodienne”, sans en dénaturer le sens. Le réalisateur a eu l’intelligence d’intégrer une approche “storytelling” très John Ford dans ce conte ancien coréen, cette musique ancienne – le pansori – avec les racines très profondes, et de filmer cette histoire avec des teenagers, pour les intéresser et pour montrer une nouvelle génération. Ce film par exemple, reflète exactement la manière de surmonter des contradictions culturelles. Et c’est là que le renouvellement de la tradition par une culture américaine est intéressant. Parce que bien sûr, l’industrie du film en Corée est très influencée par les États-Unis. Le fait de prendre le vocabulaire du film américain et de l’utiliser d’une tout autre façon est extraordinaire pour faire vibrer cette tradition. Je crois donc qu’en ce moment, il faut être très créateur, et ne pas simplement élaborer des règles. Il faut toujours être flexible, il faut toujours être en dialogue et être multiple, il faut toujours avoir le passé, le futur et le présent à l’esprit, et s’engager sur plusieurs plans à la fois. C’est cela qui donne du plaisir. J’admire les artistes qui travaillent de cette façon.
Mais l’on dit habituellement que l’histoire de l’art s’écrit plutôt en termes de continuité en Orient et de ruptures en Occident.
Bien sûr, il y a eu beaucoup de ruptures en Occident. Mais, en Asie, certaines se sont produites aussi et l’on n’a pas pu en parler. Il était défendu de parler de rupture en Chine, en Indonésie, à Java, où la rhétorique officielle louait la continuité. À l’inverse en Occident, on sous-estime la continuité. Beaucoup d’artistes s’inspirent de l’art du passé. Si vous visitez un musée en compagnie d’un artiste, il ne s’agit pas de rupture, mais de dialogue. Je le répète c’est pour moi la tension entre ces deux états qui est intéressante et qui crée du plaisir.
Dernière question, l’élection in extremis de George W. Bush.
(Il éclate de rire). L’humour va revenir, parce que vous ne pouvez qu’en rire ! J’ai produit mes spectacles les plus drôles du temps de Ronald Reagan. Alors là, je pense que nous allons vraiment rire à nouveau. Plus sérieusement, les hommes politiques américains utilisent depuis vingt ans une certaine culture pour être élus. C’est une guerre culturelle qui proclame qu’Hollywood est extraordinaire et que la culture alternative est diabolique. Cette guerre est basée sur l’idée d’une Amérique blanche qui n’a jamais existé et qui a été créée artificiellement. Les temps sont à la fois difficiles et propices aux États-Unis pour la culture, car elle répond très bien aux attaques. Et des mouvements sont très intéressants parce qu’ils doivent redevenir “underground”. Ils se posent des questions que les hommes politiques n’osent pas se poser.
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L’actualité vue par Peter Sellars
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°118 du 5 janvier 2001, avec le titre suivant : L’actualité vue par Peter Sellars