ENTRETIEN

L'actualité vue par Alexia Fabre et Frank Lamy, directeurs artistiques de la Nuit blanche 2009

« Laisser des traces dans la mémoire des gens »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 29 septembre 2009 - 1614 mots

Alexia Fabre a mené le projet culturel et scientifique du Mac/Val [Musée d’art contemporain du Val-de-Marne], à Vitry-sur-Seine, institution qu’elle dirige depuis son ouverture en 2005, tandis que Frank Lamy y est chargé des expositions temporaires. Ils sont tous deux commissaires de la Nuit blanche 2009, qui se déroule à Paris le 3 octobre. Ils exposent leur projet et commentent l’actualité.

Dans quel état d’esprit avez-vous abordé la Nuit blanche ?
Alexia Favre : C’est une invitation qui nous a enchantés : nous nous sommes vite rendu compte que cela allait être une expérience très différente de celle du musée, de notre travail habituel, parce que l’on était sur un autre format d’espace et une autre temporalité. Nous avons tout de suite eu envie de travailler sur des jardins, des lieux historiques très différents de la boîte blanche que représente notre cadre habituel. La question de l’éphémère nous a parue excitante. Cela voulait dire imaginer des pièces, inviter des artistes qui travaillent sur des formats d’œuvres différents, qui doivent être visibles très vite. Et en même temps, il fallait échapper au seul côté spectaculaire en travaillant sur des œuvres qui montrent une polysémie, une richesse ; en optant pour des gestes qui puissent laisser des traces dans les mémoires parce que l’événement ne dure qu’une nuit.
Frank Lamy : À la différence d’une exposition, ici on ne sait pas par quel bout les gens vont commencer. C’est donc compliqué de construire un propos global, alors que, dans une exposition, on maîtrise les entrées, les sorties, la circulation du public. C’était un challenge passionnant que de penser tout un ensemble d’événements ensemble, qui sont indépendants les uns des autres mais qui construisent un tout.
A. F. : Nous savions que l’on ne pourrait pas comme d’habitude raconter une histoire, mais qu’il fallait plutôt élaborer comme un puzzle. Ici, c’est peut-être plus une vision qu’une histoire.

Chaque œuvre est-elle beaucoup plus autonome que dans une exposition traditionnelle ?
F. L. : Certainement. Ici, nous avons beaucoup travaillé sur la question de la relation entre des œuvres et des lieux. Chaque lieu a été pensé de manière autonome.
A. F. : Très vite, nous nous sommes emballés pour des lieux chargés d’histoire. Nous sommes partis de ces deux grands jardins, les Buttes-Chaumont et le Luxembourg, et nous avons cherché des lieux autour qui permettaient de rayonner, d’aborder ces quartiers à l’échelle du piéton. Ce sont en partie des lieux d’histoire, oubliés, pas nécessairement visités par le grand public. Nous proposons aussi une autre vision, la nuit, à un autre public que celui habituel, et [avons souhaité] éclairer ces lieux au travers d’une rencontre avec des œuvres d’art contemporain.
F. L. : Oui, aucun des lieux [choisis pour cette édition] n’expose habituellement de l’art contemporain, de Notre-Dame de Paris à l’École normale supérieure…

Aviez-vous carte blanche dans le choix des lieux ?
A. L. : Nous avons eu carte blanche, et c’est vraiment remarquable. À partir du moment où nous avons dit que nous voulions aller dans tel ou tel quartier, le bureau de la Nuit blanche, réuni autour de Noëlle Audejean, nous a donné des idées de lieux dont certains appartiennent à la Ville de Paris. Nous avons aussi discuté avec Christophe Girard [adjoint chargé de la culture à la Ville de Paris].
F. L. : Nous avons bénéficié d’une grande liberté de travail à tous points de vue.

Cette année, c’est la première fois que la Nuit blanche s’aventure dans le Quartier latin…
A. F. : Oui. Nous étions partis dans l’idée, au regard d’expérience passées, qu’il valait mieux aller dans des quartiers où il y a déjà une circulation naturelle la nuit, parce qu’il est très difficile de faire venir le public dans des quartiers non fréquentés par les noctambules. Les sénateurs ont accepté que l’on intervienne dans le Luxembourg, et le Maire de Paris souhaitait que nous travaillions sur le plus d’espaces extérieurs possibles. C’est aussi une histoire de Paris qui n’avait pas été racontée dans les Nuits blanches précédentes, le Paris plus intellectuel, les lieux de savoir, certains lieux de culte emblématiques comme Notre-Dame et la Grande Mosquée.

Comment s’est déroulée la complicité avec la Grande Mosquée de Paris ?
A. F. : La Grande mosquée voulait participer à la Nuit blanche depuis la première édition, parce que la Nuit blanche avait associé [à l’époque] la Galerie de l’évolution. Même si finalement rien n’avait été prévu à la Grande Mosquée, elle était quand même restée ouverte toute la nuit. Il existe aussi des relations fortes entre la mosquée et la Ville de Paris, pour l’entretien du bâtiment.
F. L. : Je ne suis pas sûr qu’il faille exemplifier le travail que nous avons fait à la Grande Mosquée, même si nous y avons rencontré le recteur, Dalil Boubakeur, et que nous y avons pris le thé avec lui.

Dans les artistes que vous avez sélectionnés, certains ont déjà exposé au Mac/Val. Souhaitiez-vous tisser un lien entre la programmation du musée et la Nuit blanche ?
F. L. : Oui, bien sûr, mais il ne s’agissait pas de faire un « décalque » qui n’aurait pas eu de sens. En revanche, il s’est trouvé que, dans la tension que l’on a voulu créer entre les lieux et les artistes [d’une part], les lieux et les œuvres [d’autre part], il y avait des gens avec qui nous avions déjà travaillé. Il s’agissait de trouver un écho en termes d’état d’esprit, entre ce que nous faisons au quotidien au musée et ce qui est réalisé ici juste pour une nuit.
A. F. : On retrouve chaque fois des artistes qui regardent le monde, qui portent un regard singulier, personnel, mais en même temps toujours métaphorique, poétique. Nous avons voulu mettre en avant la rêverie, le fantasme, le mystère, tout ce que la nuit est propice à fabriquer. Nous avons aussi invité des artistes que nous avions reçus en résidence comme Kimsooja et Michel de Broin. Par ailleurs, certains vont bénéficier de formats inattendus à l’image de Noël Dolla, qui va créer un environnement de peinture aux Buttes-Chaumont.

N’est-ce pas frustrant de monter ces projets pour une seule nuit ?
F. L. : Oui, bien sûr. Mais le nombre de visiteurs est tellement incroyable [environ 2 millions] qu’il donne une visibilité extraordinaire aux œuvres et aux artistes et cela compense toutes les frustrations.
A. F. : On connaît la règle du jeu. C’est frustrant personnellement. Ensuite, sur les plans symbolique, politique, il faut espérer que cela puise former des souvenirs et laisser des traces dans la mémoire des gens. C’est l’idée du déclic, de la décharge, de la rencontre. Nous avons aussi travaillé avec des œuvres qui existaient déjà car cela nous paraissait dommage de produire des œuvres uniquement pour une nuit. Certaines pièces vont peut-être rentrer dans le Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris, mais cela ne dépend pas de nous. Sinon, il ne s’agissait pas non plus de tomber dans le spectacle. La commande de Christophe Girard, c’était « art contemporain » : il fallait essayer de trouver un équilibre entre des œuvres extérieures monumentales et des œuvres en intérieur, qui installent un autre rapport avec le public.

La crise a-t-elle affecté le budget de cette édition ?
F. L. : Le budget est le même cette année, cependant les partenariats financiers ne viennent pas augmenter le budget mais vont abonder les caisses de la Ville.
A. F. : En même temps, nous n’avons pas eu l’impression de travailler dans un cadre contraint. Christophe Girard rappelait à la conférence de presse que le budget était inférieur par Parisien au prix d’un café.

En novembre sera fêté le quatrième anniversaire du Mac/Val. Quel bilan en tirez-vous ?
A. F. : Les gens sont trop peu éclairés sur la spécificité artistique du musée, c’est-à-dire la représentation de l’art en France. De l’intérieur, je trouve que nous sommes droits dans nos bottes, avec les variations sur la collection qui permettent de renouveler le point de vue. Pour l’instant, nous n’avons pas épuisé les sujets et nous allons continuer à faire des croisements thématiques qui complètent l’offre nationale et parisienne. Nous avons parfois l’impression de devoir en faire plus pour les autres du fait de notre situation. Nous revendiquons aussi un accueil des artistes, notamment étrangers tels Shilpa Gupta ou Mona Hatoum, qui arrive à l’automne.
F. L. : Le musée a 4 ans, mais nous sommes loin d’être dans la certitude. Nous sommes toujours dans l’expérimentation, dans une réflexion en chantier. Et j’espère que nous le resterons encore longtemps. Nous sommes dans un musée qui s’invente toujours.

C’est un musée qui s’ouvre aussi de plus en plus aux artistes étrangers…
F. L. : Nous voulions dans un premier temps organiser des monographies d’artistes français et inviter des étrangers uniquement dans [le cadre d’]expositions collectives.
A. F. : Nous avons aussi fait venir des artistes étrangers en résidence comme Kimsooja, qui, à l’issue de sa résidence, s’installe en partie à Paris. Nous participons à la construction d’un territoire artistique. En même temps, la collection continue d’être consacrée à l’art en France.

Quelles sont les expositions qui vont ont marqués dernièrement ?
F. L. : L’exposition formidable dont Mark Wallinger a été le commissaire à la Hayward Gallery [à Londres], « The Russian Linesman ». J’ai aussi aimé l’intervention de Martin Boyce pour le pavillon écossais de la 53e Biennale de Venise.
A. F. : Quant à moi, j’ai aimé l’exposition d’Annette Messager « À corps perdu/Heart and Soul » chez Marian Goodman (lire p. 13) et « Palestine : la création dans tous ses états » à l’Institut du monde arabe à Paris.

NUIT BLANCHE 2009, le 3 octobre, divers lieux, Paris, rens. www.nuitblanche2009.com. À noter également : 100 % TEL-AVIV, le 3 octobre, programmation vidéo dans les vitrines des galeries du Marais et de Saint-Germain-des-Prés, rens. www.fondation-france-israel.org

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°310 du 2 octobre 2009, avec le titre suivant : L'actualité vue par Alexia Fabre et Frank Lamy, directeurs artistiques de la Nuit blanche 2009

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