Le sociologue et professeur au Collège de France Pierre-Michel Menger est un spécialiste de la dimension professionnelle dans la culture. Il commente le poids économique des arts, la démocratisation culturelle, le soutien à la création, la spécificité de la formation dans les écoles d’art. Il pointe également une certaine normalisation des politiques publiques en ce domaine.
Pierre-Michel Menger est sociologue et professeur au Collège de France. Aux côtés de Raymonde Moulin, il se spécialise dans l’étude de la dimension professionnelle du champ artistique. Depuis trente ans, il a publié de nombreux livres et articles sur le travail artistique, la politique et l’emploi culturels, la question des intermittents, et plus généralement sur le statut social, économique et intellectuel de l’artiste, aussi bien dans le spectacle vivant que dans les arts visuels ou la musique. En 2009 paraît Le travail créateur (1), un ouvrage sociologique aujourd’hui de référence sur le métier d’artiste plasticien.
Depuis quelques années, les études fleurissent pour évaluer le « poids économique de la culture ». Que vous inspire cette approche quantitative de la culture ?
Elle remonte, en France, aux années 1980, quand les crédits du ministère de la Culture ont été doublés et que le mot d’ordre a été simultanément : « culture, économie, même combat ». Le périmètre de la culture s’est élargi à ce qui a été appelé à partir des années 1990, dans le monde anglo-saxon, les « industries créatives ». La question de ce périmètre n’a pas cessé de se poser : c’est à la fois une question culturelle (quelle définition de la culture permet d’incorporer la cuisine, la mode, les logiciels, le design, etc., y compris celui des vitrines de magasin ?) ; une question technologique (les innovations numériques créent de multiples passerelles via la digitalisation et les supports) ; et une question économique : comment justifier les investissements publics, sinon aussi par les retombées directes (emploi, attractivité du pays, etc.) et indirectes (tourisme) ? Mesurer le poids économique de la culture a permis d’impliquer les collectivités territoriales, comme en a témoigné l’essor des festivals. Le problème n’est donc pas le principe de la mesure, mais sa rigueur et la plasticité du périmètre, puis celui des conclusions qu’on en tire pour redéfinir les modèles d’action.
La « démocratisation », promue depuis trente ans, reste aujourd’hui l’objectif principal de la politique culturelle. Est-ce la preuve d’un échec ?
L’idéal de démocratisation culturelle est un objectif de légitimation de l’action publique : l’argent de la dépense culturelle de l’État et des collectivités doit être orienté vers la société tout entière. Ensuite, la question devient plus délicate : l’offre culturelle subventionnée ne fait-elle que servir et renforcer une demande existante, ou l’élargit-elle socialement ? Deux réponses. D’abord l’action publique sert à maintenir ou à développer des activités qui auraient disparu sans elle (tout particulièrement le spectacle vivant, les musées et le patrimoine, et l’enseignement des arts). Ensuite, certains domaines prioritaires de l’action publique sont des vrais succès d’élargissement quantitatif et social des publics – comme les musées, dans toute leur variété et avec leur conversion à une conception quasi festivalière de l’offre qui se superpose à la présentation de leurs collections permanentes.
Les musées auraient donc réussi ? Ce n’est pourtant pas ce qu’indiquent les études, à l’instar de celle, récente, de la Fondation Jean Jaurès (lire le JdA no 449, 22 janv. 2016).
Attention à l’effet de structure. La population active a changé dans les trente dernières années et le nombre d’ouvriers a diminué. On ne peut donc pas utiliser en permanence le rapport entre la proportion d’ouvriers et celle de cadres, au sein du public, pour juger de l’élargissement de la base sociale des visiteurs. On en revient à la pertinence des données sérielles évoquée plus haut. Le meilleur raisonnement consisterait à « fixer » le niveau de diplôme des individus (qui prédit mieux la consommation culturelle que le niveau social), comme cela a été fait pour la lecture. On s’aperçoit alors que la pratique culturelle progresse, moins vite sans doute que si elle avait pleinement bénéficié de l’investissement éducatif, mais elle n’a pas reculé.
Quant au musée, il est certainement un des lieux où l’on cherche à rénover l’offre patrimoniale de la manière la plus sensible et la plus symbolique : on crée de nouveaux musées, on renouvelle l’offre et le principe même de la présentation de l’exposition, avec suffisamment d’originalité pour que ce soit un bon lieu pour mesurer de l’impact de l’innovation. D’ailleurs, le public suit, comme en témoigne le succès du Musée du quai Branly et du Louvre-Lens – des lieux qui ont bénéficié d’un investissement architectural, par ailleurs.
On peine pourtant à discerner une vision politique en la matière.
On connaît ce refrain : après André Malraux et Jack Lang, on attend le troisième temps de remobilisation. C’est en partie vrai : autrefois cause mobilisatrice majeure, l’action publique en matière culturelle s’est sécularisée. À l’instar des autres politiques publiques, elle est devenue un chapitre routinier de l’action politique, locale et nationale. L’appel à une nouvelle donne de l’action publique est sans doute lié aussi au contraste avec les flux d’innovations technologiques, qui déportent le débat vers la fracture numérique d’un côté, vers la protection des auteurs de l’autre.
Les écoles d’art se sont transformées en établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche. Que vous inspire cette évolution ?
Je vous renvoie à Raymonde Moulin et à son livre L’artiste, l’institution et le marché (2). On sait que les sciences humaines et sociales ont investi depuis un demi-siècle les écoles d’art et d’architecture, mais aussi que les filières d’enseignement se sont diversifiées. Le principe général qui s’applique à l’enseignement des arts est que la dimension technique tend à être minorée au profit de l’apprentissage de la vie d’artiste et des stratégies de professionnalisation, puisque l’école d’art est moins que jamais un sanctuaire séparé de son environnement. L’essentiel de l’apprentissage, dans les métiers artistiques qui n’exigent pas une très haute technicité d’exercice (à la différence de la musique savante et de la danse classique), est une combinaison non normative d’éléments de formation, de mentorat, d’expériences personnelles et d’intégration dans des réseaux. Et l’apprentissage sur le tas, à la sortie de l’école, est le moment crucial où l’insertion professionnelle se consolide ou échoue.
Le « JdA » a récemment publié l’Artindex 2016 [un classement annuel des artistes selon le nombre d’expositions réalisées dans des lieux renommés], qui montre que les grandes institutions restent relativement prudentes dans leurs choix de programmation. Comment sortir du débat émergence « vs » artistes confirmés ?
Cette question est en effet récurrente. Doit-on soutenir les jeunes en leur mettant le pied à l’étrier par des commandes, ou ceux qui sont déjà connus, au risque de ne faire que voler au secours de la victoire, puisqu’ils ont déjà émergé ? Pourtant, l’État ou le mécène public se doit de commander une grande œuvre à tel grand artiste, artiste qu’il a peut-être contribué à faire émerger d’ailleurs.
Aucune réponse n’est satisfaisante, il faut toujours faire l’un et l’autre, et l’on module d’autant mieux cet arbitrage que l’on dispose de plus d’argent. En, revanche, l’enjeu véritable est d’éviter l’effet d’imitation des uns par les autres au niveau décentralisé. Il faut que chaque acteur prenne ses responsabilités. Si c’est par imitation croisée et réciproque que les mécènes publics font des choix qui vont tous dans le même sens (à partir du même classement, par exemple), alors on s’est privé de l’autonomie d’action que l’on peut et doit privilégier localement.
Sur quoi portera votre cours au Collège de France l’an prochain ?
Sur le talent, et sur l’utilisation qui est faite de ce mot magique, dans tous les milieux professionnels, artistiques ou pas.
(1) éd. Points, coll. « Points, Essais ».
(2) éd. Flammarion, 1992.
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L’action culturelle par Pierre-Michel Menger
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Abonnez-vous dès 1 €Pierre Michel Menger © Photo Patrick Imbert / Collège de France
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°457 du 13 mai 2016, avec le titre suivant : L’action culturelle par Pierre-Michel Menger