Plusieurs ouvrages signés d’auteurs tels Jean-Claude Lebensztejn ou Pierre-Michel Menger explorent l’image de l’artiste d’hier et d’aujourd’hui.
N’en déplaise aux artistes-activistes aujourd’hui engagés dans des pratiques sociales, au demeurant souvent des plus respectables, l’autorité et la légitimité qui les portent est faite d’une histoire ancienne, très ancienne. La figure de l’artiste aujourd’hui mérite certes les études qu’en font les sociologues (voir par exemple Pierre-Michel Menger [lire le JdA no 307, 10 juil. 2009, p. 16]).
Mais sa dimension dans l’imaginaire symbolique de la culture demeure fondatrice et demande à être considérée à une échelle temporelle, millénaire ou séculaire, qui est aussi celle du mythe. C’est dans cette temporalité élargie que les titres suivants travaillent notre image de l’artiste.
Originaire parmi toutes, la figure de Pygmalion retient Jean-Claude Lebensztejn, qui, dans un petit livre touffu et passionnant d’à peine cent pages, parcourt textes et représentations qui lui sont attachés. Le mythe de Pygmalion campe de manière décisive l’artiste dans le rapport au « mystère » de la création, au divin et au désir. La puissance de la créature (les Galatée de toutes espèces, de la première sortie de la pierre aux innombrables ève futures des XIXe et XXe siècles) divinise son créateur.
Ainsi Lebensztejn cite-t-il le texte grec intitulé Les Amours, attribué à l’incertain Pseudo Lucien (quelque part entre IIe et IVe siècle), où il est question d’un amant épris éperdument d’une Vénus de Praxitèle, lequel « honorait Praxitèle à l’égal de Zeus lui-même ».
L’inscription dans l’extra-ordinaire du pouvoir d’incarnation de l’artiste est décisive, pendant qu’une boucle se noue : le créateur et la créature sont à tour de rôle les acteurs de l’imaginaire sans cesse en transformation de l’amour et de la sexualité, tantôt charnelle tantôt idéale, tantôt homo, tantôt hétéro. Car l’objet du désir relève toujours de « l’ouvrage artificiel ». Dans les nombreuses représentations de Pygmalion aux XVIIIe et XIXe que regarde Lebensztejn, « la tonalité affective va du spéculatif (Burne-Jones) au salace (Gérôme), mais partout subsiste l’autocélébration d’un art rendu tout-puissant par l’amour (p. 24) ». L’érotique de l’art passe du marbre antique au cinéma, dans des pages qui auraient pu, au-delà de trésors de références et de pistes d’interprétation essentielles, laisser plus de place à l’écriture de Lebensztejn.
Du « storytelling »
C’est, comme le rappelle la préface de Gombrich, en travaillant sur le sculpteur Messerschmidt que le jeune Ernst Kris décide de revenir sur les archétypes narratifs de la biographie d’artiste. En collaboration avec un autre jeune historien viennois, Otto Kurz, Kris fit paraître en 1934 un petit volume qui demeure une mine formidablement féconde.
Les éditions Allia en proposent une nouvelle édition, cette fois traduite de l’originale allemande sous le titre La Légende de l’artiste, après l’édition traduite de l’anglais parue chez Rivages en 1987 et intitulée L’Image de l’artiste. Usant d’une érudition à la fois profonde et délicieuse, de traversées temporelles fulgurantes et d’une organisation thématique convaincante (trois grands chapitres, « L’héroïcisation de l’artiste », « L’artiste comme magicien », « La position spécifique de l’artiste »), les auteurs relèvent et mettent en relation les topos narratifs, les croisements entre mythes, fictions, anecdotes, motifs et poncifs qui alimentent la figure de l’artiste. Le « storytelling » est ainsi à l’œuvre comme une dimension opératoire de l’art, bien au-delà de la biographie « scientifique ».
Invoquant en particulier Pline et Vasari en regard de ce genre majeur et canonique qu’est l’hagiographie, Kris et Kurz conduisent le lecteur d’aujourd’hui à interroger les archétypes sur lesquels se fondent non seulement notre vision des artistes, mais aussi nos conceptions, souvent impensées ou non explicites, de l’art en général.
« Promesse de bonheur »
Le Portrait de l’artiste en révolté que donne Yves Tenret aux éditions de La Différence est construit sur une ligne historique décidée : de Bosch à Courbet, d’Ensor à Allais, de Grosz à Hausmann, de Jorn à Dubuffet, c’est celle des barbares, des révoltés, des enragés, des irréductibles, des engagés qui se trace avec verve. Tenret l’annonce en préface, affirmant voir en l’art une « promesse de bonheur ».
En 83 reproductions couleur d’œuvres et une petite centaine de pages de portraits se mêlent savoir historien et parti pris critique, pour suivre la traînée de poudre d’un art qui relève de l’insurrection (le mot est de Baudelaire appliqué à Courbet). Par une écriture dynamique, chargée de points d’exclamation, et sous un héritage situationniste revendiqué, le texte construit en permanence l’aller et retour entre l’exaspération de l’homme et celle de l’œuvre.
L’exercice, vital et nostalgique, rejoint de plain-pied et sur son versant à la verve radicale cette longue construction de l’image de l’artiste moderne en rupture, en résistance, rebelle. Figure dont il reste à se demander comment les artistes contemporains la métabolisent, dans un paysage contemporain d’industries culturelles, mortifère et hégémonique.
JEAN-CLAUDE LEBENSZTEJN, Pygmalion, déc. 2009, éd. Les Presses du réel, Dijon, coll. « Fabula », 96 p., 14 euros, ISBN 978-2-84066-335-8.
ERNST KRIS ET OTTO KURZ, La légende de l’artiste, traduit de l’allemand par Laure Cahen-Maurel, fév. 2010, éditions Allia, 160 p., 9 euros, ISBN 978-2-84485-341-7.
YVES TENRET, Portrait de l’artiste en révolté, oct. 2009, éditions de la Différence, coll. « Matière d’images », 190 p., 20 euros, ISBN 978-2-7291-1844-0.
PIERRE-MICHEL MENGER, Portrait de l’artiste en travailleur, 2002, éd. Le Seuil, coll. « La République des idées », 96 p., 10,50 euros, ISBN 978-2-02-057892-9.
PIERRE-MICHEL MENGER, Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, 2009, coédition EHESS (École des hautes études en sciences sociales)/Gallimard/Le Seuil, 672 p., 29 euros, ISBN 978-2-02-098682-3.
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Portraits de l’artiste en figure de l’imaginaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°324 du 30 avril 2010, avec le titre suivant : Portraits de l’artiste en figure de l’imaginaire