En cinquante ans, la sociologue Raymonde Moulin a décrypté les mécanismes du marché de l’art et jeté les bases d’un nouveau champ de recherche. Portrait d’une modeste.
« Raymonde Moulin a toujours été une référence pour l’étude des professions de l’art, en combinant une connaissance détaillée du sujet avec un sens analytique permettant de rendre cette information intelligible. Son œuvre est, pour moi, un modèle de travail sociologique concentré, intelligent et informé sur le plan théorique. Elle est clairement l’une des plus grandes sociologues de la seconde moitié du XXe siècle. » Ces propos flatteurs ne viennent pas de n’importe qui, mais d’un des plus grands sociologues américains, Howard Becker. Raymonde Moulin vaut bien cette révérence car, en cinquante ans, elle a inventé une discipline : la sociologie du marché de l’art.
Née en province d’un père receveur des postes, Raymonde Moulin n’a pas été prisonnière d’une trajectoire. Elle ne porte d’ailleurs les stéréotypes ni de ses origines sociales ni de son statut de sociologue, préférant l’élégance à la défroque souvent triste et élimée de l’universitaire… Bien qu’elle ait rêvé de philosophie, elle passe une licence d’histoire, puis l’agrégation qui comptait une composante d’histoire de l’art. « Cela me plaisait. Le premier homme de ma vie a été le David de Michel-Ange », sourit l’intéressée. Même si son diplôme d’études supérieures porte sur la femme grecque au temps homérique, elle préférera le temps présent à l’archéologie. Elle décide dès lors d’étudier la condition de l’artiste, « une idée de petite bourgeoise de province naïvement romantique », ironise-t-elle. Le sujet séduit le sociologue Raymond Aron, qui lui conseille d’étudier le marché de l’art. Engagée au CNRS en 1957, elle entame des recherches menant dix ans plus tard à sa thèse : Le Marché de la peinture en France. Au moment où elle engage cet énorme travail de fourmi, ce champ est en jachère. Marx avait considéré l’artiste comme un modèle se soustrayant à la division du travail. Et l’art avait été négligé par les pères fondateurs de la sociologie française. Émile Durkheim avait tout juste laissé une place à l’esthétique sociale. Pierre Bourdieu, lui, s’était plus intéressé à la consommation et à l’éducation qu’à la production. Son discours était aussi fortement emprunt de déterminisme social. Or, Raymonde Moulin ne part pas des propriétés sociales des individus, même si elle distingue une base prolétarisée et un sommet starifié. Elle ne prétend pas non plus offrir un modèle général ni un système de pensée. En combinant une pensée conceptuelle très charpentée et un sens de l’anecdote, elle pointe des questions ayant vocation à se généraliser. « Ce qui l’intéresse, c’est un système d’actions, d’interactions, de transactions, de collusions, les arrangements et les situations. Le cœur de son affaire, c’est la qualité ethnographique et la puissance conceptuelle de son modèle, souligne le sociologue Pierre-Michel Menger. Elle a su développer des liens de confiance, au point de devenir presque une initiée. La force de son analyse, c’est que les acteurs se trouvaient objectivés sans avoir l’impression d’avoir été trompés. Il n’y avait pas cette tendance dénonciatrice propre souvent aux sociologues. Elle a trouvé la bonne distance, en donnant du sens sans chercher un répertoire d’actions qui mettrait tous ces acteurs sous la même toise. »
Le mot-clé du travail de Raymonde Moulin est sans doute l’empathie pour son sujet, la lucidité dénuée de cynisme qui lui a permis de rencontrer des artistes majeurs, notamment Jean Dubuffet, ou des marchands comme Daniel Cordier et Daniel-Henry Kahnweiler. « Pour les collectionneurs, j’étais supposée intelligente, car agrégée, pauvre donc honnête, et ils ne risquaient pas de me retrouver dans les dîners en ville, rappelle-t-elle avec humour. Si les artistes avaient l’impression que j’avais de l’estime pour leur travail, ils étaient très disponibles. Quand ils ont du mal à s’en sortir, ils acceptent très bien les sociologues et pourquoi pas les économistes. Quand tout va bien, ils veulent des philosophes. »
Loin des querelles de chapelle
Sa finesse psychologique, doublée d’une grande humilité, lui a aussi permis de survivre dans le monde de la sociologie française, partagé entre chapelles et grands prêtres, cours et guerres de tranchée. « Bourdieu avait une visée hégémonique sur la sociologie. Raymonde avait la stratégie de ne pas en avoir. Les stratégies les plus désintéressées sont les plus payantes », remarque le sociologue Alain Quemin. Pour l’écrivaine Annie Cohen-Solal, Raymonde est un « archétype qui tombe entre les trous du système ». Sans jouer la fibre féministe, sans étiquette politique, cette femme modérée et centriste a réussi à s’imposer comme secrétaire générale du Centre européen de sociologie historique fondé par Aron, puis en 1984 comme première présidente de la Société française de sociologie. Elle a même dirigé le département de sociologie de Vincennes, l’une des universités les plus ancrées à gauche.
« Son travail était inclassable dans cette bataille de Yalta. Elle a été publiée par Bourdieu, mais elle n’en portait pas le sceau, la marque de fabrique, souligne Pierre-Michel Menger. Elle était soucieuse d’une bonne écologie du monde scientifique. Elle était vaccinée contre le monopole, sans être pour autant œcuménique. » En marge des grands modèles, elle a structuré une discipline, et su mener une percée du côté des économistes. Avec L’Artiste, l’institution et le marché, publié chez Flammarion en 1992, elle finit de border le champ en analysant l’articulation cruciale entre le marché et l’institution. « L’héritage de Raymonde, c’est sa façon particulière d’envisager la sociologie de l’art. Le sociologue ne doit pas aborder l’œuvre de façon révérencieuse, mais comme un fait social, de façon objectivante, poursuit Alain Quemin. Avant, la sociologie de l’art était une discipline marginale, aujourd’hui elle est la colonne autour de laquelle s’est articulée la sociologie de la culture. »
Une autorité sur la place
Bien qu’elle ait bâti son église à l’écart des grandes cathédrales, Raymonde Moulin garde un certain complexe face aux philosophes en général, et aux normaliens en particulier. Elle n’en sera pas moins vénérée par des générations d’étudiants. « Elle m’a apporté une façon à la fois passionnante et dépassionnée de regarder les choses, rappelle le critique d’art Éric Troncy. J’arrivais en parlant du monochrome, et elle me disait que les peintures de Montmartre se vendent mieux lorsqu’il y a des biches dans un sous-bois. Elle avait une immense curiosité, une capacité à lier la grande et la petite histoire. Si, après, j’ai exposé Bernard Buffet ou David Hamilton, je le dois à ce que j’ai pu apprendre auprès d’elle. » Plutôt que de chercher à faire école, Raymonde a laissé s’épanouir des individualités, parfois rivales. Sa place est de fait paradoxale. « Elle est à la fois mythique, et pas installée comme elle devrait l’être. Elle est citée partout, tout le temps, mais pas traduite en anglais », relève Annie Cohen-Solal. Bien que, sous l’impulsion de son mari Pierre Carlo, elle ait conduit des séminaires aux États-Unis, sa voix n’y est pas vraiment relayée.
Ses travaux font toutefois toujours autorité, et ses concepts tels « le marchand dynamique » ou le « tourbillon perpétuel », formalisés de manière presque prémonitoire, sont plus que jamais d’actualité. « Son cadre analytique n’essaye pas d’établir de grandes vérités historiques, mais nous donne plutôt des clés pour comprendre les changements qui arrivent. De fait, sa contribution n’a pas seulement été de dire que le marché de l’art en France a fonctionné de telle façon à un moment donné, mais de nous donner les outils grâce auxquels on comprend les changements perpétuels de ce monde, indique Howard Becker. Son œuvre est intemporelle, à l’inverse des grandes théories qui proclament la fin de l’art, ou d’autres phrases définitives dont la pertinence s’épuise très vite. »
Bien qu’elle ait ralenti ses activités, Raymonde Moulin n’a jamais perdu pied avec l’actualité. Certes, ses derniers livres relèvent davantage de l’essai que du travail empirique de recherche. « Je suis quelqu’un de velléitaire ou perfectionniste, déclare-t-elle. J’ai des lenteurs, je suis spécialiste du différé, mais moins que je ne le dis. C’est une coquetterie. Il faut que je sois aiguillonnée, autrement je ne bouge pas. » Ses amis aimeraient la voir « bouger » autour de ses archives inexploitées, notamment de longs entretiens avec Jean Dubuffet. Pierre-Michel Menger souhaiterait l’entraîner dans un livre autour de l’art brut, tandis que la maison Flammarion l’a sollicité pour un livre d’entretiens. Car, comme le dit Annie Cohen-Solal, « Raymonde est un oracle ».
1924 Naissance à Moulins (Allier).
1957 Intègre le CNRS.
1967 Publication du Marché de la peinture en France aux Éditions de Minuit.
1973 Les Architectes chez Calmann-Lévy.
1992 L’Artiste, l’institution et le marché chez Flammarion.
1995De la valeur de l’art chez Flammarion.
2009 Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies chez Flammarion, nouvelle édition dans la collection « Champs arts ».
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Raymonde Moulin, sociologue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°339 du 21 janvier 2011, avec le titre suivant : Raymonde Moulin, sociologue