Les cartons qui servaient aux peintres à reporter leurs dessins sur les murs et les voûtes étaient automatiquement détruits. Ceux réalisés par Le Brun, notamment pour Versailles, nous sont comme par miracle parvenus. Ils nous renseignent sur l’art et la manière d’un peintre plus décisif qu’on ne le pense souvent…
Le printemps Charles Le Brun (1619-1690) est particulièrement à l’honneur. Le plus louis-quatorzien des peintres se donne à voir dans deux expositions : sa première monographie depuis 1963 au Louvre-Lens et une exposition centrée sur ses dessins présentée au CaixaForum à Madrid. Ces deux événements, d’envergure et d’ambition différentes, ont un point commun : ils dévoilent des cartons de l’artiste. Des créations primordiales mais confidentielles qui nous sont parvenues au gré d’une histoire mouvementée. Levons d’abord toute ambiguïté. Le terme générique de carton ne désigne pas un matériau mais une fonction, un modèle servant à transposer un dessin à l’échelle d’exécution, ici en l’occurrence sur des parois ou des voûtes. Il s’agit autant de motifs de petit format – une tête, une main ou un ornement – que de vastes compositions constituées de plusieurs feuilles raboutées. L’œuvre récemment restaurée en public à Lens, destinée à la galerie des Glaces à Versailles, mesure par exemple plus de deux mètres sur trois et comprend quinze feuilles. Le Louvre a le privilège de posséder un ensemble exceptionnel de cartons de Le Brun.
Un cas unique
Traditionnellement, ces pièces n’étaient pas conservées car considérées comme des outils et non des œuvres d’art. De plus, elles étaient malmenées sur les chantiers. Pour ces deux raisons, très peu d’exemples du XVIIe siècle français ont été préservés alors que leur usage était extrêmement fréquent. En détenir plusieurs centaines est par conséquent tout à fait extraordinaire, à plusieurs titres et notamment mémoriel. Au Louvre se trouvent effectivement les cartons des chantiers de la galerie des Glaces et de l’escalier des Ambassadeurs du château de Versailles, ainsi que ceux du pavillon de l’Aurore et de la chapelle du château de Sceaux. Or l’escalier des Ambassadeurs et la chapelle de Sceaux ayant été détruits, ces modèles grandeur nature sont d’irremplaçables témoignages.
La sauvegarde de ces cartons est un cas unique car ils étaient d’ordinaire mis au rebut ou transmis au sein des ateliers. Le Brun avait d’ailleurs prévu de les léguer à ses élèves. Il n’avait pas anticipé qu’à sa mort son fonds d’atelier serait saisi par le marquis de Louvois, le surintendant des Bâtiments du roi. Une procédure inhabituelle qui a eu pour vertu de réunir une collection hors norme qui compte, entre autres, trois cent cinquante cartons. Cet acte autoritaire a parfois été interprété comme une mesure personnelle dictée par la seule animosité de Louvois qui protégeait Pierre Mignard, l’éternel rival de Le Brun. En réalité, il s’inscrivait dans une logique de bonne gestion des deniers publics, une sorte de compensation de la pension royale. L’artiste ayant été stipendié pendant trois décennies en tant que premier peintre du roi, il semblait naturel que tout ce qu’il avait réalisé durant cette période revienne à la couronne. Outre cette motivation, il y avait certainement une intention prospective ; l’idée que ses dessins seraient utiles le jour où il faudrait restaurer les cycles peints. Initialement, il n’y avait donc pas de dimension de collection. Une aubaine, car cela a évité que l’on ne trie le fonds pour séparer les plus belles feuilles des dessins d’usage courant.
La fluctuation du goût
Malgré le séquestre ces pièces dépréciées au Siècle des lumières, à cause de leur caractère utilitaire, ont bien failli disparaître. Dans les archives, Charles-Antoine Coypel, alors garde du Cabinet des dessins du roi, les mentionne comme des cartons de très peu de valeur que son père a trouvés presque pourris au vieux Louvre. Coypel préconise même de découper quelques dessins remarquables pour les sauver, mais le fonds dans son ensemble ne l’intéresse guère. Il faut attendre le XIXe siècle pour que le regard change. « On redécouvre alors leur valeur esthétique et on présente les plus monumentaux comme des tableaux », explique Bénédicte Gady, collaboratrice scientifique au Musée du Louvre et commissaire des deux manifestations. « Mais, ce faisant, on n’hésite pas à cacher une face. C’est tout à fait ambivalent ; on n’hésite pas à détruire pour valoriser. » Afin d’être accrochés, les cartons sont collés sur toile. Ce marouflage, signe de reconsidération, a des effets néfastes. L’utilisation d’une colle inadaptée et une trop longue exposition les ont fortement altérés. Depuis le début des années 1990, l’institution restaure environ deux cartons par an. Les spécialistes les démarouflent et les nettoient avant de les installer sur un support plus approprié. Dans la perspective des expositions, la cadence s’est accélérée et cette campagne a prodigué de belles surprises. Des versos collés sur toile ont été mis au jour lors de l’opération. « Lorsque nous avons vu réapparaître ces dessins, progressivement en retirant le papier de doublage, cela a vraiment été un choc, un moment extraordinaire. »
Sur les échafaudages du Grand Siècle
Cette campagne a aussi été l’occasion d’analyser ce fonds qui recèle une mine d’informations. Le regard sur ces pièces a de fait encore évolué. Aujourd’hui, les scientifiques les apprécient certes pour leur force plastique, mais aussi pour leur intérêt historique. Leur étude systématique éclairant les méthodes de travail sur les chantiers du Grand Siècle. « Cela nous permet de comprendre concrètement comment cela se passait, car nous avons très peu d’indications sur ces questions », précise Bénédicte Gady. « Les textes anciens ne nous fournissent que des informations parcellaires et parfois contradictoires, ces cartons sont donc des sources de première importance. » La chercheuse a notamment examiné les méthodes de transfert utilisées par Le Brun. Deux techniques cohabitent : le report avec la pointe et avec le poncif. Elle a cherché à comprendre selon quel critère l’artiste choisissait l’une ou l’autre de ces techniques.
Quand le motif devait être transféré une seule fois, Le Brun faisait passer par un assistant les contours à la pointe, car la procédure est plus rapide. Avec la pointe, il laissait un sillon dans l’enduit comme s’il utilisait un papier-calque. En revanche, il ne pouvait pas le faire deux fois parce que cela déchire le papier. Donc quand un motif devait être reporté plusieurs fois il prenait le temps de faire réaliser un poncif. Un assistant piquait avec une aiguille, en même temps, le carton et une feuille. Ensuite cette seconde feuille, le poncif, était posée contre la paroi et frottée avec de la poudre de charbon, ce qui permettait de reporter le dessin sans salir le premier carton. « En observant minutieusement les cartons, on prend pleinement conscience que Le Brun fonctionne vraiment comme un chef d’entreprise qui veut rationaliser son temps, gagner en efficacité, mais aussi en harmonie. » Le traitement des motifs symétriques atteste de ce souci d’efficience. Il n’en dessinait quelquefois que la moitié puis le faisait piqueter et reporter dans un sens, puis dans l’autre en miroir.
Les repentirs de Le Brun
L’étude attentive de ces pièces livre également beaucoup d’informations sur les repentirs de l’artiste et sur son processus créatif. On s’aperçoit que le premier peintre du roi pouvait changer d’avis de manière impromptue et bouleverser ses compositions. À partir d’un carton pour l’escalier des Ambassadeurs, on se rend compte qu’il n’a eu qu’à la dernière minute l’idée de présenter la muse de la Comédie en pendant d’Apollon. Sur un des axes principaux de la voussure, il représente Hercule et Minerve et en face Apollon et la Comédie. Le carton correspondant prouve qu’il avait initialement prévu une autre muse et que le changement de personnage a eu lieu lors du transfert. Or cette modification est conceptuellement importante car l’escalier, qui était le premier espace de représentation monarchique du château de Versailles, était conçu comme un décor de théâtre. « Donc, représenter la muse de la Comédie et Apollon en face de Louis XIV n’est pas anodin, c’est un jeu d’esprit, un jeu sur l’illusion. Or c’est vraiment au dernier moment que l’artiste a eu cette idée, cette fulgurance. »
Un repentir présent dans la galerie des Glaces démontre que le peintre pouvait même procéder à des modifications après le report du modèle. Dans la scène de la seconde conquête de Franche-Comté, on voit qu’il a longuement cherché son schéma d’ensemble et qu’il a rencontré des difficultés pour trouver la bonne formule. « Et à l’ultime moment, il abandonne certains cartons, des cartons qui ont été repassés à la pointe, donc qui ont déjà été transférés. Or pendant l’exécution picturale, il a abandonné certains cartons, de telle sorte que le roi puisse apparaître dans une sorte de halo, isolé des autres figures. » Cet écart entre le modèle et la réalisation finale serait impossible à deviner sans la comparaison entre la peinture et le carton. Ces découvertes contrastent également avec l’image simpliste mais tenace d’un Le Brun confit dans l’académisme. Elles dessinent en creux le portrait d’un peintre plus spontané et inventif, capable de suivre son intuition pour obtenir la composition idéale.
C’est un musée mythique, un objet de fantasme pour des générations d’historiens de l’art, que
le Louvre ressuscite : le Musée des monuments français. Fondé en 1795 par le peintre Alexandre Lenoir comme refuge pour les œuvres menacées par le vandalisme révolutionnaire, l’établissement
a disparu prématurément en 1816. Malgré sa brève existence, il a eu un impact décisif dans la prise
de conscience patrimoniale et la redécouverte du Moyen Âge. Sa mise en scène poétique du passé
a aussi profondément influencé les artistes troubadours et romantiques. Aujourd’hui ses collections de sculptures, objets d’art et éléments architecturaux sont dispersées, essentiellement, entre les grands musées nationaux. Un vaste programme de recherche a patiemment inventorié ces œuvres et leur devenir. L’exposition est organisée à l’occasion de la mise en ligne de cette précieuse base de données. On aurait pu craindre qu’elle se résume à un triste exercice d’érudition accessible aux seuls inconditionnels de l’historiographie. Il n’en est rien, car le parti pris très incarné restitue l’âme du lieu. La première séquence est une visite virtuelle à travers les plus belles représentations du musée. La seconde décrypte ce qui a fait son succès : l’esthétique de la recomposition. Pour frapper les esprits avec des ensembles spectaculaires, Lenoir n’hésitait pas à compacter des éléments de provenances diverses. Quelques-uns de ces savoureux puzzles, où l’arbitraire l’emporte sur la véracité, ont été recréés. Et deux cents ans après, la magie opère toujours.
« Un musée révolutionnaire. Le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir »
Du 7 avril au 4 juillet 2016. Musée du Louvre, Paris-1er.
Du mercredi au lundi de 9 h à 18 h, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45, fermé le mardi.
Tarif : 15 €.
Commissaires : Geneviève Bresc-Bautier et Béatrice de Chancel-Bardelot.
www.louvre.fr
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La seconde vie des cartons de Le Brun
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Du 18 mai au 29 août 2016. Musée du Louvre-Lens, 99, rue Paul Bert, Lens (62). Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h, fermé le mardi.
Tarifs : 10 et 5 €.
Commissaires : Bénédicte Gady et Nicolas Milovanovic.
www.louvrelens.fr
« Un musée révolutionnaire. Le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir »
Du 7 avril au 4 juillet 2016. Musée du Louvre, Paris-1er.
Du mercredi au lundi de 9 h à 18 h, nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45, fermé le mardi.
Tarif : 15 €.
Commissaires : Geneviève Bresc-Bautier et Béatrice de Chancel-Bardelot.
www.louvre.fr
« Dessiner Versailles. Les cartons de Le Brun »
jusqu’au 21 juin 2016. CaixaForum, Paseo del Prado 36, Madrid (Espagne).
obrasociallacaixa.org/es/cultura
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : La seconde vie des cartons de Le Brun