Commissaire de l’exposition « Degas et la petite danseuse », présentée successivement l’an dernier à Omaha (Nebraska), Williamstown (Massachusetts) et Baltimore (lire le JdA n° 61, 22 mai 98), l’historien de l’art Richard Kendall défend ses choix sur une question longtemps débattue et jamais tranchée : celle du tutu. Selon lui, le jupon neuf et bouffant dont le Joslyn Art Museum d’Omaha a revêtu sa Petite danseuse en 1998 est, malgré les nombreuses critiques, le plus proche de l’original présenté par l’artiste en 1881.
C’est une des sculptures les plus célèbres de notre époque, mais les spécialistes n’ont pas réussi à s’entendre sur son aspect. Lors de sa création par Degas, vers 1880, la Petite danseuse de quatorze ans, habillée d’un vrai costume de danseuse et d’un petit tutu de mousseline, avait été autant décriée qu’admirée. Après la mort de l’artiste, plus de vingt-quatre bronzes ont été réalisés à partir de la sculpture en cire, puis dispersés dans des collections du monde entier, chacun étant revêtu de son propre tutu détachable. Avec le temps, ces accessoires se sont désagrégés et ont été remplacés selon le goût du jour. Ils forment aujourd’hui un étrange mélange d’ancien et de très nouveau (l’un d’eux, au moins, est en Nylon rose), de mou ou de bouffant. Cette situation est peut-être en train d’évoluer : les grandes institutions, du Metropolitan Museum de New York au Musée d’Orsay, ont retiré les bronzes de la Petite danseuse des salles d’exposition et commandé de nouveaux tutus. Pourtant, au final, aucun ne se ressemble.
Le dernier chapitre de cette curieuse histoire commence dans un lieu inattendu, au fin fond du Nebraska. En février 1998, le Joslyn Art Museum d’Omaha avait organisé une exposition, “Degas et la Petite danseuse”, où il présentait le plâtre de la sculpture. Pour l’occasion, il lui avait fait confectionner une petite jupe blanche bouffante lui arrivant au genou. Or ce tutu, pourtant inspiré de documents historiques, en a fait frémir plus d’un. Des symposiums ont été organisés, des articles publiés hâtivement et des lettres incendiaires envoyées au directeur du musée, John Schloder. Il faut savoir que lors d’une exposition précédente, le musée d’Omaha avait revêtu la danseuse d’un tutu de gaze court et léger qui dégageait les cuisses, choquant ses admirateurs locaux. Les spécialistes s’étaient alors précipités vers les archives : ils y avaient découvert que les tutus du XIXe siècle descendaient entre le genou et la cheville et que, dans les dessins préparatoires de Degas, la Petite danseuse était vêtue de façon conventionnelle. Du jour au lendemain, les petits tutus raides bien connus ont été décrétés ridicules, et l’on a cherché à réaliser un vêtement historiquement correct.
Un nouveau tutu pour chaque nouveau bronze
La Danseuse originale, en cire brune, était coiffée d’une perruque et portait des chaussons de tissu, un justaucorps, une jupe et des rubans. En 1881, dans la sixième exposition impressionniste où elle figurait, son étonnant réalisme lui avait valu quantité de remarques sur la “robe de gaze” ou le “jupon en vrai tulle”, mais pratiquement aucun commentaire sur le costume lui-même, jugé tout à fait orthodoxe. Après l’exposition, restée plusieurs dizaines d’années dans l’atelier de Degas – célèbre pour sa poussière –, elle s’était tellement détériorée qu’au début du XXe siècle, on la décrivait comme “noircie” (selon un contemporain de Degas, le tutu s’était abîmé si rapidement qu’il avait fallu le changer deux fois au cours de la vie de l’artiste). En 1918, la sculpture revêtue de son tutu sale et en loques a été photographiée dans l’atelier : cette image constitue le premier document connu sur l’œuvre. Le procédé utilisé pour les premiers bronzes avait bien préservé la figure de cire, mais pas ses fragiles accessoires, comme les rubans et la jupe. Un nouveau tutu a donc été créé pour chaque nouveau bronze, sous la direction de la nièce de Degas, paraît-il. C’est à ce moment qu’est intervenue l’erreur cruciale : cherchant un prototype, les responsables de la Petite danseuse sont retournés au modèle original, la figure de cire abîmée, avec son tutu aplati et raccourci. Voici comment a été conçue toute une génération de ces petits tutus courts tout à fait erronés qui nous sont si familiers.
Conservateurs et commissaires se trouvent maintenant devant un dilemme. La mousseline est un tissu fragile qui ne dure jamais plus d’une dizaine d’années, se décolore et s’affaisse rapidement. Les musées devraient-ils donc laisser vieillir les tutus, quel que soit l’effet produit ? Devraient-ils les remplacer à un rythme régulier pour en maintenir la fraîcheur, perpétuant ainsi un aspect de l’œuvre qui ressemble fort peu à la sculpture d’avant-garde de Degas ? Ou devraient-ils retourner aux origines et essayer de retrouver l’aspect du modèle de cire habillé par l’artiste pour l’exposition de 1881 ? La première solution semble la plus tentante, mais c’est oublier un aspect essentiel de l’histoire de la sculpture, sa nouveauté scandaleuse, que concrétisaient en 1881 les tissus neufs dont elle était revêtue. La seconde option a généralement prévalu au cours des années : elle préservait l’œuvre par le maintien du statu quo esthétique. Le Metropolitan de New York a récemment adopté la même attitude et s’est spécifiquement inspiré, pour la reconstitution actuelle, des tutus courts et posthumes fournis avec chacun des bronzes coulés en 1920. Plusieurs tutus préservés jusqu’à maintenant, dont celui du Musée de Philadelphie qui n’avait jamais été utilisé, ont été examinés, mais, comme le constatait Gary Tinterow, conservateur chargé du XIXe siècle au musée, “sans qu’on ait jamais cherché à réfléchir sur la jupe que Degas avait façonnée pour son modèle de cire”.
Plus proche de la toile à sac que de la mousseline
Le nouveau costume du Metropolitan présente trois particularités surprenantes. Le tissu très grossier d’abord, plus proche de la toile à sac que de la mousseline, sa couleur bistre “naturelle”, ensuite, et la présence d’un ambre terne – comme de la cire étalée de façon inégale – sur toute la surface du vêtement. Reconnaissant qu’il s’agit d’un costume provisoire, Tinterow veut se donner le temps de faire de nouveaux essais avec les tissus et attendre le résultat des examens pratiqués sur les pigments trouvés sur quelques tutus des premiers bronzes. Le Musée d’Orsay s’est attaqué aux mêmes questions, mais en s’inscrivant dans une toute autre logique. Sur les conseils d’Anne Pingeot, conservateur des sculptures, il a été décidé de refaire le tutu tel que Degas lui-même l’aurait connu, mais en prenant pour principale référence les photos de 1918. Plus imaginative, mais aussi plus hasardeuse, cette attitude a le mérite de nous rapprocher de l’objet authentique, même s’il ne s’agit que de la figure endommagée et déjà âgée de quarante ans trouvée dans l’atelier de l’artiste.
Les choix d’Orsay
Mais le tutu du Musée d’Orsay est très instructif : sa structure est légère et ses épaisseurs superposées s’évasent à partir des hanches de la danseuse, comme celui du XIXe siècle, et il apparaît clairement qu’avant de se détériorer, il lui arrivait presque au genou. De même qu’à New York, l’application de la couleur est peut-être plus discutable, même si elle est justifiée par les teintes sombres du tutu de 1918 et par le besoin d’intégrer les tons du nouveau costume au reste de la sculpture. Au Musée d’Orsay, on a appliqué des teintures et des touches de gomme arabique sur de la mousseline fine pour essayer de retrouver ces effets. Mais une question demeure : est-il vraisemblable que le tutu original de 1881, et non pas celui usé et peut-être restauré de 1918, ait été teint ?
À ce sujet, la littérature du XIXe siècle est unanime : le tutu commun d’alors était tout blanc, les décorations et les teintes pastels étant réservées aux costumes pour le spectacle. Le critique Bertall, qui avait visité l’exposition de 1881, fait explicitement allusion à la jupe de véritable mousseline blanche de la Petite danseuse : s’il avait vu un vêtement teinté ou artificiellement vieilli, il l’aurait très certainement noté. Quand Bertall et les autres visiteurs ont vu la sculpture pour la première fois, elle était toute neuve, avec un costume récemment façonné et exempt de ce “noircissement” acquis avec l’âge. Dans le contexte de l’époque, le tutu blanc devait donc paraître moins choquant, sans cesser d’être résolument et étonnement moderne.
Malgré certaines réticences, beaucoup d’observateurs acceptent maintenant la reconstitution du Joslyn Museum : malgré tous ses défauts, c’est la seule qui ait relevé le défi posé par le chef-d’œuvre réalisé en 1881. Il y a encore beaucoup à apprendre sur le tombé du tissu et le bas diaphane de la jupe qui caractérisent presque tous les tutus peints par Degas. Outre sa blancheur, le tutu d’Omaha reconstitue de la façon la plus plausible la longueur et le bouffant de ceux de l’époque. De grands musées envisagent donc actuellement de changer le costume de leur Petite danseuse. Même si le modèle original en cire existe encore dans la collection de M. et Mme Paul Mellon, il n’apporte pas grand chose, le tutu de 1918 ayant été remplacé il y a de nombreuses années (mais il faudrait étudier plus précisément un morceau de gaze fine imprimée dans la cire d’une jambe). Le moment est donc extrêmement propice à une discussion ouverte et à un partage des informations.
Les silhouettes habillées de vêtements ternes qui hantent de nombreux musées travestissent tout ce que l’on sait de la sculpture de 1881. Correctement vêtue de neuf, la Petite danseuse perdra son allure de relique archéologique pour devenir une figure saisissante qui défie la gravité, exactement comme elle le faisait un siècle plus tôt.
48/14 La revue du Musée d’Orsay a consacré un dossier à la Petite Danseuse de quatorze ans dans son n° 7, automne 1998.
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La petite danseuse de Degas : la guerre des tutus
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : La petite danseuse de Degas : la guerre des tutus