Livre

ROMAN

La mort sous l’eau des Nymphéas

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2024 - 869 mots

Dans un long texte souvent indigeste, Grégoire Bouillier veut prouver que Monet a passé près de cinquante ans à peindre la mort de sa première épouse. Une analyse qui a le mérite de rappeler la face sombre du peintre.

Visitant le Musée de l’Orangerie, Bmore, double fictionnel de Grégoire Bouillier, découvre les Grandes Décorations de Claude Monet (Les Nymphéas) – Bouillier, quant à lui, les nomme surtout les Grands Panneaux. Bmore est un détective doté d’une secrétaire-confidente (ou plutôt d’une voix intérieure), Penny, qui parle d’elle-même à la troisième personne en se nommant « celle-ci », ce qui donne : « Celle-ci peut faire quelque chose ? » ou « Celle-ci vous disait que… ». Son nom n’est pas inspiré par la Moneypenny de James Bond (bien qu’on lise au deuxième chapitre du roman, « Pour un Américain, “Monet is money” ») car elle est déjà apparue dans les romans précédents de Bouillier. Heureusement, elle s’éclipse vite de celui-ci.

Bmore découvre donc les Nymphéas : « J’ai été pris de vertige, d’angoisse. / Je me suis senti terriblement oppressé. / Cela a été immédiat. / Tout juste si je n’ai pas fait un malaise. […] Qu’avais-je vu ? ». S’ensuit un chapitre qui commence par « Que voit-on d’un tableau ? », vaste sujet sur lequel Bouillier, qui a lu Daniel Arasse (il le cite) et peut-être Laurent Jenny, disserte en deux pages. Suivent une brève fiche sur l’influence des Nymphéas sur l’art du XXe siècle et les impressions du narrateur devant l’œuvre (« Tout m’apparaissait ici figé, immobile, statique, opaque, silencieux, inerte.») tandis que Penny partage l’avis du grand public (« Quel génie, n’est-ce pas ! »). Bmore précise alors son malaise : « Je vous jure, Penny. Un cadavre flotte quelque part dans le bassin aux nymphéas, la mort, le chagrin et la souffrance hantent cette peinture. » Puis Penny disparaît et le détective reprend le dessus : « Rentré chez moi, j’ai songé qu’à l’Orangerie, ce n’était pas une salle de musée que j’avais vue, c’était une scène de crime. »

Ayant ainsi contracté le « syndrome de l’Orangerie », Bmore enquête. Il compte les cadavres qui ont jalonné la vie intime de Monet et ceux des deux guerres que celui-ci a traversées. Au fil du livre, on croise en outre le million de martyrs d’Auschwitz et deux petites filles sacrifiées. Peu à peu apparaît l’idée que c’est le décès de Camille Doncieux, la première épouse du peintre, qui est à l’origine de son obsession pour les nymphéas. « Si j’étais psychanalyste, je dirais que les Grands Panneaux sont un rêve qui, comme tous les rêves, contiennent un contenu latent (la mort de Camille) qui a été déplacé dans un contenu patent (les Nymphéas). […] Freud parle de “l’énorme travail” du psychisme pour substituer un mot par un autre, une image par une autre […] », résume-t-il après une longue démonstration.

Si l’on peut ne pas être d’accord avec sa thèse, elle est argumentée et chaque spectateur, après tout, a le droit de raconter sa propre histoire à partir d’une œuvre. Celle de Bouillier est intéressante parce qu’elle aborde (sans la nommer) la part de symbolisme chez Monet et invite à voir l’ombre derrière la lumière. Il y a des moments de grâce comme la description de La Capeline rouge ou l’expression « Il peint avec les trous de sa mémoire ». Le livre a cependant de graves défauts : pour étayer sa démonstration, l’auteur brasse beaucoup d’informations, pas toujours vérifiées et parfois contradictoires. Page 123, il raconte que, pendant la guerre de 1870, « [les] amis [de Monet] Pissarro et Bazille, mais aussi Sisley, Carpeaux, Tissot, Daubigny et même Rodin rallièrent […] Londres.» On sursaute : Bazille n’a pas rejoint Londres. Il s’est engagé le 16 août 1870 et est mort au front le 28 novembre. C’est ce que raconte Bouillier page 130, sans enlever pour autant le nom du jeune peintre de la page 123… Ailleurs, il affirme qu’Impression soleil levant « a été vendu 110,7 millions de dollars chez Sotheby’s en 2019 » alors qu’on sait que ce tableau est depuis 1940 le joyau du Musée Marmottan et qu’en 2019, c’est Meules qui a atteint ce prix à New York.

Le Syndrome de l’Orangerie est un livre qui bat la campagne, une œuvre inaboutie. Bouillier le sait. Le cœur ne cède pas (2022), son précédent ouvrage, était maîtrisé bien que très volumineux (912 pages, moins cependant que les deux tomes du Dossier M (2017 et 2018) qui totalisent plus de 1 700 pages), Le Syndrome est truffé de commentaires de l’auteur sur son propre travail, de monologues de café du Commerce et de digressions et enquêtes parallèles (par exemple sur ce qu’est devenue la villa Höss à Auschwitz). Au moins l’écrivain est-il conscient de ses défauts : « Bon, j’arrête de surfer sur Internet », décide-t-il dans un éclair de lucidité – mais on vient à peine de dépasser la moitié de l’ouvrage. « J’écris des phrases qui entraînent d’autres phrases », « Parfois, mon cerveau me tue » et enfin « Comprend-on que je suis en train de me moquer de moi et de mon épouvantable démon de l’interprétation ? J’espère que oui » : il n’ignore pas que son lecteur peut le lâcher à tout moment, épuisé par cette logorrhée. Ce serait dommage car l’épilogue du livre, émouvant, l’éclaire d’une lumière nouvelle.

Le Syndrome de l’Orangerie, Grégoire Bouillier,
éditions Flammarion, 429 p., 22 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : La mort sous l’eau des Nymphéas

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