Artisanat d'art

Orfèvrerie

La fièvre de l’orfèvrerie russe

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 3 septembre 2008 - 1019 mots

Les Russes rachètent avec gourmandise leur patrimoine avec une préférence pour les pièces imposantes en argent niellé, vermeil ou enrichies d’émaux, et signées des plus grands créateurs russes.

Autrefois passion de collectionneurs américains et de quelques amateurs européens, l’orfèvrerie russe est aujourd’hui prise d’assaut par une nouvelle clientèle nationale ou issue de la Communauté des États Indépendants (CEI). Ces récents acheteurs fortunés souhaitent racheter leur patrimoine artistique à tout prix, créant une envolée exponentielle des prix. Pour leur virtuosité technique alliée à la richesse de leurs matériaux, les objets de la maison Karl Fabergé sont au premier rang des pièces les plus convoitées, avec une prime pour celles réalisées par les chefs d’atelier les plus talentueux, à commencer par Michael Perchin (actif à Saint-Pétersbourg de 1886 à 1908), identifié par son poinçon. Un porte-cigarettes Fabergé de Michael Perchin (vers 1890), en or, émaux de couleur gris perle sur fond guilloché et diamants a été acquis par un collectionneur américain qui a dû batailler jusqu’à 433 600 livres (640 500 euros) – le double de l’estimation haute –, pour l’emporter contre le marché russe, le 28 novembre 2006, à Londres, chez Sotheby’s. Et, il est probable que cet objet vaudrait encore plus cher s’il repassait en vente aujourd’hui. Le 28 mai 2008, à Drouot (SVV Coutau-Bégarie), une pendulette Fabergé, de forme carrée, à décor de feuilles de palmier ciselé en argent et émail orange translucide (une couleur rare) sur fond guilloché de grains d’orge est partie à 372 000 euros. « Il y a trois ans, elle se serait vendue 200 000 euros », commente l’antiquaire parisien Jean-Luc Martin du Daffoy, spécialiste en orfèvrerie russe. Les fameux et rarissimes grands œufs Fabergé qui représentent le summum de l’art de l’orfèvre, atteignent des prix astronomiques (lire encadré). Une tabatière Fabergé en or, diamants et émaux sur fond guilloché, travail de Michael Perchin et cadeau du tsar Nicolas II à l’homme politique français Léon Bourgeois en visite en Russie en 1902, fut vendue pour la première fois le 20 octobre 1999 à New York chez Christie’s à un collectionneur américain pour 497 500 dollars (315 000 euros). Remise sur le marché le 28 novembre 2006 à Londres chez Sotheby’s sur une estimation de 700 000 livres sterling anticipant largement la plus-value acquise par ce type d’objet, la tabatière a été emportée par un autre amateur américain pour 926 400 livres (1,1 million d’euros). « Dès que j’ai un objet exceptionnel russe, il me suffit de passer un coup de téléphone et je le vends dans la minute », lance Jean-Luc Martin du Daffoy.

Services prisés
« La cote de certaines catégories d’objets a été multipliée par dix en seulement trois ans », atteste Alexis de Tiesenhausen, directeur international du département d’art russe de Christie’s. C’est le cas des pièces russes en émaux cloisonnés multicolores qui n’intéressaient pas grand monde avant que les Russes ne se les arrachent, en particulier les services à thé, à vodka et les kovshi de grande dimension, le plus souvent à décor émaillé géométrique et floral d’inspiration byzantine. Le 18 avril 2008, à New York, chez Christie’s, un service à vodka en argent et émaux cloisonnés de l’orfèvre Pavel Ovchinnikov, fournisseur de la Cour impériale de Russie, a, par exemple, été adjugé 735 400 dollars, dix fois l’estimation basse. Dans la même vente, un kovsh de 17,8 cm signé Fabergé en argent et émail cloisonné est monté à 457 000 dollars contre une estimation haute de 100 000 dollars.
Les pièces spectaculaires ou de grande taille, en vermeil ou en argent niellé, mais aussi les objets dont le décor fait référence à l’art populaire russe, parfois avec une ornementation en trompe-l’œil ciselée dans l’argent, ont beaucoup de succès auprès des Russes. Le 10 avril 2008, à Paris, chez Sotheby’s, lors d’une vente d’orfèvrerie européenne, la plus belle bataille d’enchères a opposé plusieurs Russes qui convoitaient un service à thé en vermeil par Nicholls & Plincke, orfèvres à Saint-Pétersbourg à la fin du XIXe siècle. Le marteau est tombé à 156 250 euros, dix fois l’estimation basse. Même l’argenterie courante russe (couverts, plats, flambeaux...), plutôt grossière et d’un style composite (par exemple, mi-rocaille mi-Empire), prend de la valeur depuis quelques années. Une charka (petit gobelet pour boire de la vodka) en argent, au décor ciselé de fleurs ou d’animaux, peut aujourd’hui valoir 2 000 euros, alors qu’elle n’aurait pas fait plus de 1 000 euros il y a trois ans.

Les Œufs de Pâques, chefs-d’œuvre de Fabergé

Initiée en 1885 à Pâques par le tsar Alexandre III qui demanda à Karl Fabergé de créer un objet d’une éblouissante beauté pour sa femme, l’impératrice Maria Fedorovna, la tradition de l’œuf surprise de Pâques fut reconduite chaque année, jusqu’en 1917. Un total de cinquante œufs furent réalisés et livrés à la famille impériale, mais certains ont disparu. Parallèlement, il n’existe que douze exemplaires répertoriés d’œufs Fabergé créés selon les normes impériales pour des clients privés tels le Duc et la Duchesse de Marlborough, Emmanuel Nobel, l’industriel Alexander Kelkh et le prince Felix Felixovitch Youssoupov (époux de la nièce du tsar et célèbre meurtrier de Raspoutine). L’Œuf Rothschild Fabergé, recouvert d’or ciselé aux reflets changeants et d’émail rose translucide, n’était ni connu du public ni des experts, n’étant répertorié que dans des archives familiales privées. C’est l’un des trois exemplaires connus qui soit doté à la fois d’une montre et d’un automate. À l’heure pile, le coq serti de diamants surgit de l’intérieur de l’œuf, bat quatre fois des ailes puis salue trois fois de la tête en ouvrant son bec pour chanter. L’Œuf Rothschild Fabergé a été adjugé à un collectionneur privé russe pour 8,98 millions de livres (12,5 millions d’euros), le 28 novembre 2007 à Londres chez Christie’s, soit un triple record pour un objet d’art russe (hors tableau), de Fabergé et une pièce d’horlogerie aux enchères. Le précédent record dans cette spécialité en vente publique revient à l’impérial Œuf d’Hiver (1913) de Fabergé, cadeau du tsar Nicolas II à l’impératrice douairière, vendu le 19 avril 2002 à New York chez Christie’s pour 9,5 millions de dollars (6 millions d’euros).

« Il est difficile de contrefaire »

Jean-Luc Martin du Daffoy, antiquaire spécialiste en pierres précieuses, bijoux anciens et orfèvrerie, Paris



Comment vous êtes-vous spécialisé en objets d’art russes ?

En 1996, j’ai acheté la boutique À la vieille cité (350, rue Saint-Honoré, Paris 1er). Les anciens propriétaires russes se consacraient depuis les années 1920 à la vente d’orfèvrerie et d’objets précieux, en particulier russes. J’ai voulu respecter cette tradition. Aujourd’hui, la demande dans ce domaine s’est multipliée. Cela tient à l’arrivée de nouvelles fortunes russes voulant très vite acquérir des lettres de noblesse par l’achat d’objets appartenant à l’Ancien Régime impérial russe. Il y a une très forte plus-value sur les pièces signées Fabergé, Bolin, Ovtchinnikov...

Êtes-vous confronté au problème des faux ?

Ce marché est devenu beaucoup trop cher pour ne pas tenter les faussaires. Il circule donc beaucoup de faux de plus en plus convenables, parfois avec un faux poinçon d’orfèvre. Cependant, il est difficile de contrefaire des objets de la maison Fabergé qui réalisait un travail répondant à de rigoureux standards de perfection, jusqu’à la visserie traitée à l’égal de pièces de joaillerie. On peut identifier les faux Fabergé en repérant les imperfections comme, par exemple, la présence d’une quantité inhabituelle de bulles dans l’émail, de charnières pas complètement invisibles ou encore d’infimes défauts de guillochage. Je conseille d’acheter auprès de marchands compétents donnant des garanties et chez les maisons de ventes aux enchères assistées d’experts qualifiés.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : La fièvre de l’orfèvrerie russe

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