La Biennale renforce son faste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2006 - 2278 mots

La prestigieuse manifestation fête son retour au Grand Palais après douze ans d’absence. Pour l’occasion, le salon s’ouvre davantage au XXe siècle et aux arts non occidentaux.

La Biennale des antiquaires, à Paris, retourne au Grand Palais après douze ans de repli dans la taupinière du Carrousel du Louvre. Le sentiment d’une Arcadie perdue et retrouvée est perceptible, au point que le décor élaboré cette année par François-Joseph Graf n’est pas sans rappeler le néoclassicisme d’un Pier Luigi Pizzi, décorateur de la dernière Biennale au Grand Palais en 1992 ! Malgré le mythe, ce déménagement n’est-il pas un cadeau empoisonné ? Car le lieu se révèle d’un confort rudimentaire, pour ne pas dire inexistant. Cette absence de commodités n’en double pas moins le budget du salon par rapport à la dernière édition, l’élevant à plus de 30 millions d’euros. « C’est beaucoup plus dur, convient Christian Deydier, président du Syndicat national des antiquaires (SNA). Auparavant, au Carrousel, chacun avait ses habitudes, on connaissait toutes les structures de base ; là c’est le bazar le plus total. Est-ce que cela valait le coup ? On verra après la Biennale. Mais nous n’avions pas le choix. Un salon de mauvaise qualité s’y serait alors installé. Peut-être qu’avec les protestations de tous les autres salons, la préfecture reverra son cahier des charges. » Il n’est pas non plus certain que le décorum, ressort habituel de la Biennale, soit encore conforme aux attitudes des clients les plus fortunés. « On ne donne pas envie en banalisant, même pour un objet à 200 euros. Il faut faire rêver », insiste Sabine Bourgey, vice-présidente du SNA. Soit, mais entre la location des stands et les efforts en décoration, l’addition devient très vite salée, de l’ordre de 250 000 euros pour la galerie Didier Aaron & Cie (Paris). Les retombées sont en revanche dilatées dans le temps et, de ce fait, difficilement quantifiables. De même, le dîner de gala ne relève-t-il pas d’une mondanité superflue ? « S’il y a un dîner, les collectionneurs bloquent la date sur leur agenda, sinon ils disent qu’ils essaieront de passer. Je ne peux pas me permettre de perdre les 500 à 600 plus gros acheteurs au monde », réplique Christian Deydier. Si le faste du salon en fait un événement élitaire, la Biennale se veut pourtant « syndicale ». Elle a, du coup, accepté plus d’exposants que l’année dernière, portant son nombre à 111 contre 103 en 2004. Une largesse qui aboutit à une majorité de stands minuscules disposés en pourtour d’un bloc central dominé par les membres du conseil d’administration du SNA. Si les Steinitz (Paris) comme les nouveaux arrivants, Phoenix Ancient Art (Genève) et L&M Arts (New York), se taillent la part du lion avec les plus grands espaces, de nombreux participants doivent se contenter de surfaces totalisant 20 à 40 m2, bien inférieures à leurs desiderata. « C’est la faute du conseil d’administration, grommelle Christian Deydier. Pour moi, il aurait fallu 90 à 95 exposants ! »

Équilibre Europe - États-Unis
Face à la TEFAF (la foire internationale d’art et d’antiquités de Maastricht), qui fourbit son secteur XXe siècle tout en misant sur les tableaux anciens, la Biennale revoit ses marques. De nouvelles spécialités comme les arts décoratifs du XXe siècle et les arts primitifs dament le pion à l’ancienne armature du XVIIIe. Une montée en puissance qui s’appuie sur les récents résultats atteints en ventes publiques par la collection Art déco des Dray chez Christie’s (50,7 millions d’euros) ainsi que par l’ensemble d’arts primitifs des Vérité à Drouot (43 millions d’euros). La Biennale paye d’ailleurs son écot aux auctioneers qui fortifient la place parisienne en consentant à leur vendre des tables pour le dîner de vernissage à 1 000 euros par tête ! En d’autres temps, on aurait parlé de loup dans la bergerie…
Que les Américains se déplacent ou pas, le salon devrait compter cette année avec l’activisme des Européens, lesquels ont emporté 80 % des lots de la vente Vérité. De son côté, l’Art déco, qui profite de la réouverture du Musée des arts décoratifs (lire p. 4), n’est plus tributaire du seul Nouveau Continent. « Pendant des années, ma clientèle était américaine à 80 %, indique la galeriste Cheska Vallois (Paris). Depuis deux ans, elle est plus équilibrée entre l’Europe et les États-Unis. » Reste à voir si les ventes publiques n’auront pas déjà rassasié les collectionneurs. « Je suis optimiste. Les gens sont sevrés, mais en même temps, excités par les événements, remarque le marchand Lance Entwistle (Paris, Londres). Tout le monde n’est pas venu à Paris. Beaucoup de gens ont participé aux ventes via des intermédiaires. Certains ont pensé qu’il y aurait trop de monde à l’ouverture du Musée du quai Branly et ont décidé de venir après. » Par ailleurs, Pierre Amrouche, expert de la vente Vérité, souligne que les lots importants ont suscité des duels entre trois ou quatre enchérisseurs, soit autant de frustrés affamés ! Entwistle et Bernard Dulon (Paris) prévoient tous deux plusieurs masques Punu. Rappelons qu’un spécimen de la collection Vérité a décroché 950 696 euros. « Je demanderais sans doute le même prix, même si le mien est plus beau. Malheureusement, en galerie, on n’arrive pas à ce genre de record ! », soupire Bernard Dulon, lequel arbore un superbe exemplaire entrevu à l’exposition « Arts of Africa » en 2005 au Grimaldi Forum à Monaco.
Les arts non occidentaux sont de la fête, au point que la Galerie Chevalier (Paris) marie des tissus Nazca du Pérou à une tapisserie de Bruges. Le changement de mentalité s’esquisse surtout avec l’arrivée de Kevorkian (Paris) et le retour de Sam Fogg (Londres), lequel se concentre toutefois sur les manuscrits médiévaux et les vitraux. L’extension en 2009 du département des Arts islamiques du Musée du Louvre, dans la cour Visconti, n’éperonnera sans doute pas le marché parisien avec la même vigueur que l’ouverture du Musée du quai Branly. Les Kevorkian sont en effet les seuls à défendre cette discipline dans notre capitale. Cette spécialité fait aussi l’objet de nombreux préjugés, envenimés par l’extrémisme islamique. « Les préjugés viennent du fait que certains arts majeurs de la tradition chrétienne n’existent pas dans l’islam, précise Corinne Kevorkian. Il y a très peu de statues, peu de peintures, hormis les miniatures. Nous sommes plus proches des arts décoratifs. » La galerie couvre toutes les composantes de cet art, avec une miniature ottomane relatant la vie du Prophète et intitulée Muhammad après la bataille de Badr, ou une céramique à décor épigraphique de Nichapur. Le champ des civilisations s’élargit aussi avec l’arrivée de Phoenix Ancient Art. Même si sa clientèle se situe à 50 % aux États-Unis, cette enseigne dispose à Paris d’une dizaine de clients importants. Elle saura probablement les séduire avec un cavalier grec en bronze, de la période archaïque (fin du VIe siècle avant J.-C.). Cette statue équestre, proposée pour environ 6 millions de dollars (4,7 millions d’euros), figurait autrefois dans les collections de l’amateur suisse Charles Gillet.

Des projets de collectivité des années 1950
Du côté de l’Art déco, la palme revient au créateur Jean-Michel Frank (lire p. 42). Celui-ci se décline sur les stands des Parisiens Vallois, L’Arc en Seine et Anne-Sophie Duval. Le one-man-show concocté par Cheska Vallois relève d’une vraie gageure, d’autant plus que, à l’inverse des ensembles d’Eileen Gray en 2000 ou d’Armand Albert Rateau en 2004, tous deux achetés en bloc, elle a dû pêcher les objets un à un dans diverses collections. La galeriste s’est compliqué la tâche en excluant une production plus courante en chêne. Anne-Sophie Duval donne quant à elle aussi la parole aux femmes, avec un cabinet d’architecte d’Eileen Gray ou une lampe en grès chamotté d’Élisabeth Joulia.
Le ghetto parisien se lézarde avec l’arrivée de très bons spécialistes de mobilier autrichien comme Yves Macaux (Bruxelles) et Bel Etage (Vienne). Le premier prévoit notamment une suite de cinq sièges dessinés par Joseph Hoffmann ; le sixième exemplaire se trouve chez le collectionneur Rudolf Leopold à Vienne. Bel Etage fait la part belle à l’architecte Otto Wagner avec des meubles que le créateur avait réalisés pour son propre appartement en 1911-1912.
Le passage à l’an 2000 a conféré aux années 1950 le statut d’« antiquités ». Celles-ci s’installent donc naturellement à la Biennale. Bénéficiant de l’arrivée d’Éric Touchaleaume (Galerie 54, Paris) et de Philippe Jousse (Paris), ce secteur offre toutefois une version de l’élitisme différente de celle des antiquaires traditionnels. Pour preuve, la présence chez Patrick Seguin (Paris) d’une plaque d’égout par Le Corbusier provenant de Chandigarh, en Inde ! « L’élitisme, dont pouvaient se prévaloir les antiquaires, concernait des choses faites sur mesure, pour une clientèle restreinte. Dans les années 1950, ce sont des choses réalisées pour des projets aussi, mais de collectivité », précise François Laffanour, directeur de Downtown (Paris). La production de Chandigarh constitue la dernière marotte des spécialistes des fifties ; Downtown avait ainsi déjà présenté des pièces de cette période au Pavillon des antiquaires à Paris en mars. De son côté, Éric Touchaleaume a cédé 25 lots chez Christie’s le 13 juin, établissant un premier niveau de prix. Une cote qui changera sans doute à la Biennale. Si une table éclairante a été adjugée à 90 000 dollars (71 375 euros) le 13 juin, une autre version est proposée par Patrick Seguin pour environ 180 000 euros. Pour sa part, Éric Touchaleaume ne démord pas de l’esthétique machiniste de Jean Prouvé, avec un fauteuil Grand Repos de 1929, acheté en mai chez Artcurial, mais aussi deux tables Trapèze commandées par le Commissariat à l’énergie atomique vers 1952 et inédites sur le marché. Un écran plasma dévoilera en avant-première une maison tropicale de Jean Prouvé. Rapatriée de Brazzaville, la galerie la présentera du 26 octobre au 31 décembre quai des Champs-Élysées. Un clin d’œil à l’exposition en 1949 d’une autre maison de Prouvé située au même emplacement.

Une Biennale tous les ans ?
La poussée vers le XXe siècle de la Biennale des antiquaires se poursuit avec la venue des galeries L&M Arts, Le Minotaure et Darga & Lansberg (Paris). « Nous allons présenter des œuvres plus importantes qu’à Bâle, avec une approche relevant du salon d’amateur », confie Dominique Levy, codirectrice de L&M Arts. Celle-ci envisage notamment un beau tableau de Jean Dubuffet, Botanique et Géographie, datant de 1950. Cet artiste s’affiche aussi chez Darga & Lansberg avec une gouache baptisée La Chaussée d’Antin (1962), de la série « Paris Circus ». Le Minotaure prévoit de son côté un condensé de ses précédentes expositions autour des origines de l’abstraction tout en offrant un avant-goût de son prochain événement autour de Frantisek Kupka. Un petit cabinet sera dédié à quelques « ovnis », tel un relief représentant un toréador (1913) par Vladimir Baranov-Rossiné.
Qu’en est-il dès lors du XVIIIe siècle, dont on sonne souvent l’hallali ? La fermeture de la galerie Maurice Segoura (Paris) marque la fin d’une époque et d’un cartel. Cette cessation d’activité a toutefois permis de gonfler les stocks de ses partenaires en compte et demi ou tiers, Jacques Perrin et Jean-Marie Rossi (Paris). Encore faut-il que les marchands délaissent les meubles sans esprit et les period rooms empesées pour s’adapter au goût ambiant. François Léage (Paris) se refuse pour l’heure à présenter sa belle paire d’armoires en marqueterie Boulle dans un décor moderne. En revanche, son confrère Hervé Aaron révise depuis deux ans ses accrochages. Gainé de boiseries peintes dans une couleur brique assez brute, son stand conçu par Jacques Grange joue ici une carte encore plus minimaliste. Les pièces y seront traitées davantage comme des sculptures que du meuble meublant. En proposant notamment des objets anglais ou italiens, la galerie emboîte le pas d’Ariane Dandois (Paris), laquelle défriche depuis longtemps le mobilier étranger. L’Italie est à l’honneur chez celle-ci, avec un guéridon en acajou du XIXe dont le plateau révèle un beau décor en pâte de verre. L’éclectisme s’impose en maître mot chez Georg Laue (Munich), dont les cabinets de curiosités constituent l’une des attractions de Maastricht. « Beaucoup de musées sont intéressés par les cabinets de curiosités, car ils replongent dans leurs propres origines, observe Georg Laue. Mais depuis cinq à sept ans, de plus en plus de privés s’y intéressent. Dans un monde rationnel, vous avez besoin de magie, de mystique et de miracle. » La difficulté de trouver des pièces conduit toutefois le marchand à proposer quelques objets en ambre rescapés de la TEFAF.
Les velléités d’annualisation de la Biennale s’achoppent en effet à la raréfaction de la marchandise. Une nouvelle périodicité permettrait pourtant une communication plus continue. « Si on veut rester luxueux et sélectif, il faut renouveler sa marchandise et, pour cela, on a besoin de dix-huit mois. C’est notre force et notre faiblesse d’être un événement biennal », indique Christian Deydier. Une opinion que ne partage pas Hervé Aaron. « Je suis pour une annualisation, indique-t-il. Soit on fait une biennale élitiste au Grand Palais et un salon syndical ailleurs, soit on obtient le Petit Palais, et là, on peut envisager une Biennale à 150 exposants. » Enfin, la Biennale offre aux observateurs l’occasion de parier sur l’évolution du SNA et de sa présidence. Christian Deydier proposera, à l’issue du salon, une dissolution du conseil d’administration et de nouvelles élections en assemblée extraordinaire. Cet électrochoc conduira peut-être à une réforme statutaire, prévoyant une présidence sur deux ans et un conseil d’administration réduit.

Biennale des Antiquaires

- Président de la commission Biennale : Georges de Jonckheere - Décorateur : François-Joseph Graf - Nombre d’exposants : 111 - Tarif des stands : 1 280 euros HT le mètre carré - Nombre de visiteurs en 2004 : 80 000

Biennale des Antiquaires

15-24 septembre, Grand Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris, www.biennaledesantiquaires.com, tous les jours 11h-23h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°242 du 8 septembre 2006, avec le titre suivant : La Biennale renforce son faste

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