Artiste modeste, Rustin s’attache à présenter l’homme dans sa tragique banalité mais d’une façon délicate et pudique. Une peinture fascinante par son dépouillement.
Jean Rustin : un petit homme placide, affable, précis, réservé, à la face lunaire qui fait penser à Ingres. Est-ce à cause du violon posé sur un sofa dans son atelier ? Mais alors un monsieur Ingres saisi par la débauche ? L’homme tranche tant avec sa peinture, sulfureuse, provocatrice, tenue à l’écart. Il aura fallu l’enthousiasme et la ténacité d’un mécène, qui vient d’ouvrir une fondation Jean Rustin à Anvers, le courage de quelques galeristes en marge, pour que l’œuvre finisse par s’imposer, pour qu’elle déborde enfin le cercle restreint des connaisseurs et des gourmets de la peinture.
Respecté par ses pairs, salué par des écrivains et des critiques tels Pascal Quignard et Jean Clair, cet artiste modeste, humble même, auquel rien ne répugne davantage que les épanchements sentimentaux et les postures emphatiques, suscite un rejet. Philippe Dagen avait autrefois, dans un entrefilet du Monde, qualifié la peinture de Rustin de pornographique. Non, elle est obscène ! Obscènes ces chairs flasques et ces pénis rabougris, obscènes ces êtres mornes, repliés sur eux-mêmes, qui expriment la solitude, le désarroi, la détresse. Alors que tant d’artistes miment la pornographie avec cette distance de bon aloi, ce clin d’œil pour vous dire : « tout cela n’est que du chiqué », Rustin exhibe l’obscénité avec une délicatesse, une pudeur exquise. Finalement ce qu’on lui reproche est moins l’étalage de la sexualité, de nos jours les provocations les plus saillantes sont bienvenues, recherchées même, que de montrer l’homme dans son dénuement, son désarroi, sa décrépitude. Ce qui choque chez Rustin c’est le dépouillement, oui, l’austérité. Présenter l’homme dans sa tragique banalité, dévoiler son animalité qu’il dissimule sous mille détours et atours. Cette peinture est même antiérotique puisque l’acte sexuel, bien loin d’être sublimé, est ramené à la pure satisfaction d’un besoin physique, à sa dimension bestiale. Dépouiller l’être humain de toute dimension sociale, de toute affèterie, de sa chevelure même, donc de toute parure, pour le réduire à sa solitude, à un soliloque muet, jette un trouble, provoque un malaise.
Quand on interroge l’artiste sur les raisons profondes qui le font peindre des sujets aussi provocants, aussi choquants, Rustin vous répond le plus calmement du monde qu’il peint des femmes se caressant la vulve ou des vieillards déments comme Cézanne peignait des pommes. Faut-il le croire ? À moitié ! Il s’agit là de son jardin secret, de son enfer privé, dans lequel il n’a aucune envie de laisser quiconque s’aventurer. Tout au plus admet-il un intérêt très ancien, très profond pour la folie, qu’il découvrit dans sa jeunesse alors qu’il peignait une fresque dans un asile d’aliénés et qui lui demeura familière par l’entremise de sa femme psychiatre. Pourtant nul besoin de chercher une explication d’ordre psychanalytique, sociale ou politique. Cette peinture n’est ni anecdotique, ni narrative. Elle ne renvoie qu’à elle-même. Rustin, peu disert, en a donné la clef dans l’introduction d’un de ses catalogues : « J’ai conscience qu’il y a derrière ma démarche d’aujourd’hui, derrière cette fascination du corps nu, vingt siècles, et bien plus de peinture, surtout religieuse, vingt siècles de christ mort, de martyrs, de tortures, de révolutions sanglantes, de rêves brisés, et que c’est bien dans le corps, dans la chair, que finalement s’écrit l’histoire des hommes et peut-être même l’histoire de l’art. » Car c’est bien de la souffrance éternelle de l’homme dont il s’agit et cette peinture est une peinture religieuse athée : la souffrance sans l’espérance, sans l’espoir de la rédemption. Elle est aussi sobre, restreinte, répétitive, qu’une crucifixion ou une mise au tombeau dont elle est le prolongement contemporain.
Le motif se résume à un ou deux personnages, rarement plus : debout, assis, allongés dans un espace quasiment vide avec pour tout ameublement : un plancher, une porte ouverte, une chaise, un lit, une prise électrique. Pourtant deux toiles ne sont jamais identiques. « Les peintures doivent être toujours semblables et toujours différentes », affirme Rustin. Contrastant avec la trivialité, la pauvreté du sujet : le raffinement, la subtilité du rendu avec cette infinie délicatesse de la tonalité, cette palette qui rappelle Vélasquez, jouant sur les gradués et les fondus de gris, de bleu, de violet, de rose passé ou sur les ocres. Jamais de couleur pure. Une peinture à la fois charnelle et froide où la maîtrise de la couleur traduit une maîtrise de soi, une distance prise avec les turbulences et les péripéties du monde.
Ce n’est pas un hasard si Rustin abandonna entre 1969 et 1971 une abstraction aux couleurs vives, joyeuses, porteuse d’un avenir radieux, pour une figuration morbide à la palette restreinte. Très engagé politiquement il abandonnait dans le même temps l’idéologie marxiste et sa foi en un paradis terrestre.
Plus l’artiste avance en âge, moins sa peinture est nette et crue. Elle accorde de plus en plus d’importance aux zones floues, au fond, à la diffraction de la touche, à la vibration de la couleur, au silence. Les obsessions sexuelles, la satisfaction animale du désir, laissent la place à la décrépitude, à des vieillards séniles et sépulcraux qui font penser aux cadavres ou plutôt aux fantômes de Zoran Music.
« Je crois m’exprimer beaucoup plus fortement en utilisant des nuances subtiles. Je crois être beaucoup mieux compris avec des images pleines de tendresse, de sensualité, d’ambiguïté. Peut-être est-ce là un expressionnisme de second degré, très proche d’un certain classicisme. » C’est précisément cet expressionnisme maîtrisé, domestiqué, qui ne laisse aucune place au hasard, à l’accident qui rend cette peinture si insistante, si fascinante.
PARIS, Rustin est invité à l’exposition « La Commune de Paris», Hôtel de Ville, IVe, tél. 01 42 76 40 40, 19 mars-8 avril ; galerie Idées d’artistes, 17 rue Qincampoix, IVe, tél. 01 42 77 85 10, 2 avril-22 mai. BAGNOLET (93), mairie, place Allende, tél. 01 49 93 60 00, 20 mars-15 mai.
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Jean Rustin, derrière l’obscénité la peinture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Jean Rustin, derrière l’obscénité la peinture