Jean-Pierre Criqui, 46 ans, est inspecteur de la création artistique à la délégation aux Arts plastiques du ministère de la Culture, où il est entré en 1993. Rédacteur en chef, depuis 1994, des Cahiers du Musée national d’art moderne, il vient de publier le numéro 89, entièrement consacré au design graphique (1). Celui-ci dessine une histoire du graphisme, des affichistes ou typographes mythiques tels Cassandre, Pierre Faucheux et Massin, jusqu’à la génération actuelle, comme le Français Laurent Fetis ou le duo zurichois Norm. Jean-Pierre Criqui commente l’actualité.
Festival de l’affiche à Chaumont, exposition « Art Grandeur Nature » au parc de La Courneuve, Mois du graphisme à Échirolles (2), exposition d’affiches psychédéliques des années 1960 au Musée de la publicité (3), à Paris... de nombreuses manifestations ont été consacrées au graphisme, en France, en 2004. À quoi est due cette effervescence ?
Cet engouement témoigne de l’inscription toujours plus grande du graphisme dans la société. Le design graphique est un domaine « intermédiaire », au croisement du texte et de l’image, de l’art et de la communication. C’est un art appliqué, comme on disait autrefois, censé se mettre « au service d’autre chose » : une couverture de livre, une pochette de disque, une affiche de film… Le graphisme englobe toute la création autour de la « chose imprimée » – édition, presse, publicité, packaging, etc. –, mais aussi la mise en forme, la mise en écran pour ainsi dire, des sites Internet. Il touche également le cinéma avec les génériques de films, dont certains font l’objet d’un travail graphique considérable. Que l’on pense aux divers génériques réalisés par l’Américain Saul Bass, ou, plus récemment, à celui, très réussi, du film Catch Me If You Can de Steven Spielberg, conçu du reste par des Français, Olivier Kuntzel et Florence Deygas.
Notre environnement quotidien est aujourd’hui quasi entièrement dessiné, « maquetté ». De ce point de vue, les grandes créations du design graphique demeurent plus accessibles que celles du design d’objet. Chez moi, par exemple, je n’ai pas de fauteuils de Mies van der Rohe, mais j’ai en revanche La Cantatrice chauve de Ionesco mise en pages par Massin, l’affiche dessinée par Milton Glaser en 1966 pour Bob Dylan, les pochettes des disques Blue Note conçues par Reid Miles ou celles de Joy Division et de New Order par Peter Saville.
Le graphisme ne semble pourtant pas avoir acquis une vraie légitimité...
Le graphisme est un domaine qui n’est pas encore pleinement constitué en tant qu’objet d’étude ou de discours. Si certaines écoles forment, aujourd’hui, au métier de graphiste, le design graphique n’a pas, pour l’heure, de véritable inscription universitaire. Or il a besoin de thèses, de recherches, d’analyses. Le travail de ces graphistes qui ont constitué notre environnement visuel – Paul Rand, l’auteur du logo d’IBM entre mille autres choses, est un exemple – me semble tout aussi loisible d’un travail historique et critique que celui de bien des artistes.
Cette reconnaissance ne passe-t-elle pas justement par l’ouverture d’un lieu spécifique dédié à la « chose imprimée » ?
Sans aucun doute. Le graphisme n’est pas un domaine très en vue dans les musées français. Il n’y a pas aujourd’hui, en France, de musée où l’on puisse voir de façon permanente une collection des grandes affiches des XIXe et XXe siècles. Si le Musée des arts décoratifs ou la Bibliothèque nationale de France, à Paris, font ponctuellement des expositions, cela demeure assez limité et ne permet pas facilement un travail de fond, aussi bien sur le plan de la découverte ou de l’éducation que sur celui de la recherche. Il faudrait donc certainement réfléchir à un lieu dévolu expressément à l’histoire graphique, qui mêle à la fois expositions, information et documentation. Quelques exemples existent à l’étranger, à partir desquels la réflexion pourrait être menée : je pense à des institutions comme la Cooper Union à New York, le Museum für Gestaltung à Zurich, ou encore le Design Museum de Londres.
En décembre à Paris, l’Union centrale des arts décoratifs – aujourd’hui « Les Arts décoratifs » – et l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Énsad) ont changé d’identité visuelle. La première a choisi l’agence Absolut Reality, filiale de BETC EURO RSCG, la seconde le duo de graphistes français M/M. D’un côté comme de l’autre, les résultats ont provoqué des remous. Qu’en pensez-vous ?
Les identités graphiques ne sont pas faites pour rester dans le marbre. Le nouveau logo « Les Arts décoratifs » joue sur la simplicité, sur une lisibilité sans signature particulière. Je ne le trouve pas particulièrement frappant, plutôt banal graphiquement parlant. En revanche, le choix, par l’Énsad, de deux de ses anciens élèves, Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag, alias M/M, est à mon avis convaincant. Leur proposition rompt totalement avec l’identité précédente, dans la lignée moderniste, qu’avait créée Philippe Apeloig. Les M/M jouent avec la lisibilité, selon une sorte de déconstruction/disparition des caractères, et introduisent la tache, la coulure, l’informe donc, en tant qu’outil d’identification. La lisibilité, de toute façon, est largement une question d’habitude, de fréquence de la pratique. Un titre composé en Helvetica est évidemment d’emblée plus lisible que du « M/M », mais le travail du graphiste n’est-il pas aussi de questionner les limites de la lisibilité ? L’efficacité, l’immédiateté, n’a pas à constituer le seul credo du design graphique. C’est affaire de commande, de support, de destinataire, et finalement de style, d’attitude. Ce projet des M/M est un travail sur le temps de perception, un jeu sur les limites du visible et du lisible. C’est la fameuse anecdote de la dame disant à Picasso : « Vos tableaux, c’est du chinois ! », ce dernier lui répondant : « Le chinois, ça s’apprend ! » Lire du « M/M », ça s’apprend. Et c’est un geste important pour une école que d’avoir voulu souligner par sa propre identité graphique cette dimension d’apprentissage du signe.
Vous animez depuis dix ans la rédaction des Cahiers du Musée national d’art moderne. Ne vous semble-t-il pas que les revues de théorie sur l’art se font rares ?
Il y a une déflation générale du paysage théorique, contre laquelle s’inscrit une revue comme Les Cahiers du MNAM. Mais cela ne touche pas uniquement le domaine de l’art. Les livres de sciences humaines se vendent aujourd’hui moins bien qu’il y a vingt ou trente ans, et les éditeurs sont plus hésitants à traduire des auteurs étrangers dans ce domaine. Que l’industrie culturelle soit venue se mêler d’art a moins fait tourner l’édition spécialisée que rempli les salles d’expositions, c’est un fait. Le paradoxe est qu’il y a de plus en plus d’étudiants en histoire de l’art. Les Cahiers du MNAM s’efforcent, du reste, de publier des recherches de jeunes auteurs : on peut y lire aussi bien un texte de Georges Didi-Huberman que celui d’un étudiant qui achève sa thèse. La revue traite de l’art du début du XXe siècle à la période actuelle, en liaison active avec le programme du Mnam-CCI et avec la communauté internationale des critiques et historiens de l’art.
Le 20 décembre, le Musée du Louvre a rétabli la gratuité d’accès pour les artistes, gratuité qui leur avait été supprimée à la rentrée de septembre 2004. Que vous inspire cette volte-face ?
Cézanne disait : « Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire. » Par principe, je suis favorable à l’enseignement gratuit de la lecture.
Quelles sont les expositions qui, ces dernières semaines, ont plus particulièrement retenu votre attention ?
Tout d’abord la rétrospective de Donald Judd, telle que montrée au Kunstmuseum et au Museum für Gegenwartskunst de Bâle [jusqu’au 9 janvier]. Judd est selon moi l’un des plus grands artistes de la seconde moitié du XXe siècle et cette rétrospective le confirmait de façon éclatante. Ensuite, sur un registre voisin, l’exposition de Bernd et Hilla Becher [qui s’est s’achevée le 3 janvier] au Centre Pompidou, et qui permettait de comprendre en détail une entreprise artistique elle aussi exceptionnelle. Enfin, la petite exposition sur Willem Sandberg au Stedelijk Museum, à Amsterdam [jusqu’au 13 février], qu’accompagne un catalogue très riche et superbement maquetté par Jan van Toorn et Mart Rozenbeek. Sandberg, qui a dirigé le Stedelijk pendant de longues années, avait débuté comme graphiste. Il a inscrit la culture graphique à l’intérieur du musée, en en réalisant lui-même la communication. C’est un véritable cas d’école.
(1) éd. du Centre Pompidou, automne 2004, 21,50 euros.
(2) lire le JdA n° 205, 17 décembre 2004.
(3) « Psy[k]é/Off the Wall, affiches psychédéliques de San Francisco, 1966-1969 », jusqu’au 27 mars.
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Jean-Pierre Criqui, Rédacteur en chef des « Cahiers du MNAM »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°206 du 7 janvier 2005, avec le titre suivant : Jean-Pierre Criqui, Rédacteur en chef des « Cahiers du MNAM »