Si la carrière de l’architecte est indissociable des musées, le parcours de Jean Nouvel est inséparable de l’art et des artistes, de l’art aborigène à César.
Vous avez effectué des études aux beaux-arts dans l’intention de devenir plasticien. Pourquoi avez-vous bifurqué vers l’architecture ?
Jean Nouvel : Je suis fils d’enseignants et, comme souvent dans ce milieu, mes parents souhaitaient que je fasse des études scientifiques. Mais j’ai rencontré un professeur de dessin, Marcel
Deviers, qui m’a transmis sa passion de la peinture. Je peignais des modèles dans son atelier. Quand je me suis dirigé vers les beaux-arts, mes parents se sont montrés inquiets. Je suis alors entré en école d’architecture, avec l’idée de revenir aux arts plastiques. Finalement, j’y suis resté.
Ce parcours vous fait-il éprouver des regrets et, aussi, aborder l’architecture différemment ?
En fait, je n’ai cessé de côtoyer le milieu de l’art, d’autant que j’ai commencé à travailler pour Claude Parent et Paul Virilio. Je me souviens qu’en mettant un peu d’ordre dans le bureau, j’étais tombé sur un bois brûlé d’Yves Klein que Parent avait perdu et oublié, je l’avais identifié immédiatement.
En 1970, j’avais 25 ans lorsque j’ai été recommandé à Georges Boudaille, directeur de la Biennale de Paris, panorama de la jeune création internationale. J’y ai rencontré Alfred Pacquement, Jean-Hubert Martin, Daniel Templon, Catherine Millet... Jusqu’en 1985, je suis resté l’architecte de la Biennale de Paris et j’ai ainsi mis en scène les plus grands artistes de notre temps dans des lieux très divers : le Centre Georges Pompidou, la Grande Halle de la Villette, le Palais de Tokyo, le musée d’Art moderne, le Parc floral... Beaucoup sont restés des amis, comme Daniel Buren ou Bertrand Lavier... Toute ma vie a été jalonnée de rencontres artistiques. Sophie Calle, par exemple, est devenue une amie proche après une rencontre impromptue lors du concours pour la médiathèque de Nîmes.
Vous avez d’ailleurs souvent travaillé avec des artistes...
Oui, pour ma première maison « oblique » [concept emprunté à Claude Parent], j’ai fait intervenir l’artiste peintre et coloriste Andrée Bellaguet. Ensuite, j’ai ouvert ma première agence avec François Seigneur. L’Américain Gary Glaser, décédé il y a quelques mois, a travaillé avec moi sur la Gaîté-Lyrique, le théâtre de Belfort, le musée de la Publicité ; Pierre-Martin Jacot, qui a
collaboré avec moi pendant quinze ans, a notamment travaillé sur le collège Anne-Frank et sur la façade nord de l’Institut du monde arabe ; Yann Kersalé est intervenu sur plusieurs de mes chantiers : il a conçu les pulsations rouges de la verrière de l’Opéra de Lyon, la mise en lumière de la tour Agbar à Barcelone, du musée du quai Branly à Paris.
J’ai collaboré bien sûr avec Daniel Buren, mais également avec Anne Frémy ou encore Jenny Holzer : cette artiste américaine a choisi des textes dans la littérature juridique française évoquant la liberté, le droit des femmes, etc., ils défilent dans la salle des pas perdus du palais de justice de Nantes. Actuellement, j’interviens avec Jean-Hubert Martin dans une propriété viticole, le château La Coste, où il programme un superbe parc de sculptures.
Quels sont vos artistes favoris ?
Mes goûts artistiques sont très éclectiques : tous ceux dont je viens de parler, mais aussi Pierre Soulages, Joseph Beuys, César (qui était un grand ami), Walter de Maria, ou encore James Turrell, Anish Kapoor... C’est un jeu très frustrant et très injuste, car la liste pourrait être sans fin. Je vais mettre en scène en juin 2008 à la fondation Cartier l’exposition qui sera consacrée à César.
Comme Wim Wenders, je suis aussi très intéressé par l’art aborigène, son imaginaire, son symbolisme : j’ai eu la chance pour le musée du quai Branly de pouvoir faire travailler des artistes aborigènes à une échelle exceptionnelle, l’échelle architecturale. Leurs travaux s’étendent sur la façade et les plafonds du bâtiment de la rue de l’Université.
Vous avez conçu la fondation Cartier, l’Institut du monde arabe, l’extension du musée Reina Sofia à Madrid, bientôt le Louvre à Abu Dhabi... Votre aspiration initiale à être plasticien vous conduit-elle
à accueillir avec un intérêt particulier tout projet de musée ?
Chaque musée est tellement particulier ! J’aime pouvoir réfléchir autour des collections, ce que je n’ai pu faire pour l’Institut du monde arabe, ne sachant pas jusqu’au dernier moment quelles seraient les œuvres présentées.
En revanche, pour le musée du quai Branly, la connaissance du contenu m’a permis de trouver des correspondances, de définir une ambiance, une lumière, des couleurs... Ma scénographie a d’ailleurs provoqué une polémique : certains conservateurs et critiques pensent encore que les objets exposés doivent l’être sur des murs blancs ou gris, comme des timbres dans un album pour collectionneurs... Je suis heureux de ce débat.
L’art du XXe siècle, c’est l’exploration d’un monde intérieur. Peu d’artistes, comme Daniel Buren, Christo, James Turrell, travaillent en relation avec un lieu. La plupart sont au contraire en rupture avec l’art inscrit dans une histoire, une continuité.
Moi, j’aime quand l’art est situé, l’architecture engagée, avec des prises de positions esthétiques et intellectuelles.
Quel musée vous a plus particulièrement touché ?
Le musée d’Art moderne Louisiana, près de Copenhague au Danemark, implanté dans une maison du XVIIe siècle et qui a connu trois extensions... C’est un chef-d’œuvre de subtilité, d’intégration, d’émotion...
Quels bâtiments auriez-vous aimé construire ?
Mes vrais regrets, ce sont les projets stratégiques et urbains qui n’ont pas abouti : la Tour sans fins à la Défense, les Halles, le Stade de France, le projet Seine Rive Gauche...
En tant qu’architecte, quelles sont vos sources d’inspiration ?
L’architecture est la pétrification d’un moment de culture. Elle est influencée par la culture littéraire, philosophique, cinématographique, plastique... Tout cela est le substrat de l’architecture. Mon inspiration vient de ma vie, de mes connaissances, de la culture que je me suis constituée, de celle qui précède et de celle de mon temps. Je veux construire pour témoigner d’aujourd’hui, pas pour un hypothétique futur. L’architecture témoigne d’une époque, même si l’histoire fait qu’on peut par la suite la lire différemment...
Malgré votre parcours aux Beaux-Arts, vous ne dessinez pas vos projets architecturaux pour
trouver l’inspiration...
J’ai toujours mis en avant les vertus de l’analyse avant celles de l’intuition. Il n’y a pas de règle générale en architecture, que des particularités. Je suis influencé par la pensée structuraliste qui a marqué ma génération. Le dessin vient après, mais je crois beaucoup au travail sur la forme une fois que l’idée est là !
Souhaitez-vous que vos créations soient identifiées à votre écriture, à la griffe Nouvel, ou au contraire que cette dernière s’efface au profit de la diversité et de l’originalité de vos concepts ?
Le style traduit la permanence d’une pensée, d’une attitude, donc bien sûr j’ai le mien. Mais je travaille dans une ville pour témoigner d’une époque, en lien avec l’architecture qui précède, et je construis pour répondre à un besoin.
Chaque projet est une aventure, la pièce qui manquait au puzzle. Chaque édifice doit afficher son caractère, et, comme par hasard, mes réalisations ne se ressemblent pas. Mes vocabulaires formels sont différents et contrastés, mais ceux de Gerhard Richter aussi. D’autres architectes comme d’autres peintres ont un style plus facilement identifiable sur un vocabulaire formel décliné.
Vous êtes toujours vêtu de noir, vos réalisations jouent souvent sur le verre, le noir, le métal... Quel est votre rapport à la couleur ?
Le noir est une couleur. Ensuite, mes réalisations sont souvent très colorées : regardez le musée du quai Branly ou le Centre de culture et de congrès de Lucerne ! À l’Opéra de Lyon, l'univers intérieur est noir, mais dans les sas menant à la grande salle, un rouge vif tapisse sols, murs et plafond. Si mes musées sont parfois gris, c’est pour révéler ce qu’il y a dedans. Mais pour les Arts premiers, j’ai voulu des couleurs de terres – ocres, rouges – et de forêts, en résonance avec les objets des civilisations exposées.
Êtes-vous collectionneur ou simplement amateur d’art ?
Je ne suis pas collectionneur, mais j’aime faire intervenir des artistes chez moi, sur mon appartement même : Bertrand Lavier, Lewis Baltz... Mon problème est que je déménage souvent ! C’est une déformation professionnelle et ma sensibilité : j’aime les objets d’art en relation avec un lieu. Donc je n’ai pas d’œuvres accrochées. Éventuellement, de petits objets ou dessins que l’on me donne sont simplement posés ici ou là...
Vous êtes très attaché au Sud et à sa lumière : cela explique-t-il que vous ayez choisi de délocaliser d’ici deux ans vos bureaux à Nice ?
Je vais créer une fondation. De jeunes architectes viendront travailler en résidence sur des thèmes liés à la Méditerranée. Chaque année, à partir de 2011, il y aura une exposition sur un architecte, un artiste ou un événement sur lequel on braquera les projecteurs pendant un mois et demi
au mont Boron et dans différents endroits de la ville. Ça me rappellera les années 1980, quand j’avais fondé la Biennale d’architecture.La batterie du mont Boron est une belle architecture militaire, je vais la transformer délicatement pourl’enrichir d’un témoignage du XXe siècle, le climat est épanouissant et j’ai envie de travailler dans un milieu plus naturel, mes collaborateurs et mes clients viendront avec plaisir et facilement grâce à l’aéroport international.
Récompensé de nombreuses fois, quel prix vous a le plus flatté ?
Quand on reçoit une récompense, on est surpris de toute façon. J’ai été très touché par la médaille d’or du Royal Institute of British Architects, un prix qui existe depuis le XIXe siècle. Tous les architectes importants historiquement, y compris Charles Garnier, l’ont eue. Et c’est bon pour l’ego d’être le premier Français depuis Le Corbusier à l’obtenir... Et au Japon, le Praemium Imperiale, enfin décerné en architecture à un Français, m’a comblé.
Les grands de ce monde s’arrachent vos compétences, de Mitterrand à Chirac, du roi du Maroc aux émirs du Golfe. Comment réussissez-vous à être apprécié de tous les clans politiques alors que vous n’avez jamais caché vos sympathies pour la gauche ?
En France, j’ai toujours participé à la vie des idées, pris des risques, tenu un discours militant en matièred’architecture. Je me suis positionné clairement mitterrandien tout en faisant preuve d’un esprit de tolérance. Mais la reconnaissance a été plus facile à l’étranger.
Séguéla dit que vous êtes « le plus beau produit d’exportation dont la France dispose » : une revanche pour un architecte longtemps insuffisamment reconnu à Paris ?
J’essaye de lui donner raison en gagnant le concours international pour le gratte-ciel de soixante-quinze étages à New York entre les 53 et 54e rues, incluant une extension du MoMA et un grand hôtel, ou en étant choisi par l’émir d’Abu Dhabi pour réaliser le Louvre hors les murs européens. C’est pourquoi je n’ai pas envie dem’arrêter, car, entre 60 et 70 ans, un architecte connaît son âge d’or...
1945
Naissance à Fumel (Haute-Garonne).
1966-1972
École des Beaux-Arts de Paris.
1970
Après avoir travaillé avec Claude Parent, il crée sa première agence avec François Seigneur.
1978
Fonde la Biennale d’architecture dans le cadre de la Biennale de Paris.
1981
Lauréat du concours pour l’Institut du monde arabe.
1984-1989
Fonde « Jean Nouvel et Associé ».
1994
Création des Ateliers Jean Nouvel.
2001
Exposition « Jean Nouvel » au Centre Georges Pompidou.
2008
Dirige des projets à Copenhague, à Londres, au Havre...
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Jean Nouvel « Je ne veux pas m’arrêter en plein dans l’âge d’or »
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°600 du 1 mars 2008, avec le titre suivant : Jean Nouvel « Je ne veux pas m’arrêter en plein dans l’âge d’or »