Tandis que le projet de bibliothèque numérique européenne (lire le JdA no 218, 24 juin 2005) est sur les rails, Jean-Noël Jeanneney revient sur le programme de réhabilitation du quadrilatère Richelieu et évoque l’actualité de la Bibliothèque nationale de France (BNF), sa politique d’acquisition, l’exposition actuelle « Lumières » (lire p. 9) ainsi que l’affaire Michel Garel qui a secoué l’institution.
Où en est le grand projet de la Bibliothèque numérique européenne (BNE), lancée à l’initiative de la France par l’Union européenne après l’annonce par Google de la mise en ligne d’une bibliothèque numérique qui devrait réunir 15 millions d’ouvrages anglo-saxons ?
2005 a été l’année de la prise de conscience d’un enjeu culturel majeur, donc politique. De même qu’il faut veiller à la diversité du cinéma et de la télévision, il faut pouvoir proposer un miroir européen de l’héritage culturel du passé. Pour aller à l’essentiel, il ne s’agit pas de dire que Google est le diable. Le moteur de recherche américain sur Internet valorise, parmi d’autres, les merveilleuses inventions de la technologie. Mais n’y aurait-il pas un risque grave à laisser un quasi-monopole à une entreprise commerciale enracinée aux États-Unis, qui affirme pouvoir « organiser l’information du monde », non sans une inquiétante arrogance ? Il fallait inventer, en face, une bibliothèque numérique européenne, construite selon des critères qui soient les nôtres. Ce qui suppose de se mettre d’accord avec les autres pays de l’Union européenne afin de mettre au point des techniques permettant de circuler confortablement d’une collection à l’autre, et des formules juridiques à établir avec les éditeurs à propos des œuvres encore protégées (à partir, environ, de la guerre de 1914-1918). Cette nécessité est vite apparue claire et essentielle. Les modalités de cette ambition ont été définies au cours de l’année 2005, et plusieurs pays en ont pris conscience après l’appel de Jacques Chirac. Vingt-trois bibliothèques patrimoniales ont suivi la BNF, et, tout récemment, la Commission européenne a confirmé son intention d’y consacrer beaucoup d’énergie. L’année 2006 devrait être celle d’une mise en route, et 2007, celle d’une vitesse de croisière. En ce qui concerne la BNF, qui éprouve une certaine fierté à avoir été la première à tirer la sonnette d’alarme, elle doit agir dans deux directions. D’une part, elle a à convertir au format texte ses collections de Gallica (80 000 ouvrages en ligne, mais sous un format désuet). La plupart des documents de Gallica vont être transformés grâce à un logiciel OCR (reconnaissance optique de caractère). D’autre part, nous allons lancer une numérisation appelée à s’accélérer. Alors que nous procédons actuellement avec Gallica à la numérisation de 5 000 ouvrages par an, nous espérons passer à 100 000, voire davantage. Si chaque pays européen agit de même, avec ses moyens propres, nous pourrons rapidement proposer, à côté de Google, une « Bibliothèque numérique européenne » définie par un souci du partage de la connaissance et de la pérennité des données.
Certains pays européens se sont-ils montrés réticents à cette entreprise ?
La Grande-Bretagne est intéressée par le projet, mais se montre un peu méfiante à l’idée de se lier trop vite les mains dans un projet émanant du Vieux Continent. Comme toujours, elle regarde aussi vers le large… Mais nous entretenons d’excellents rapports avec les Britanniques. Je crois que si nous réussissons, notamment avec l’appui de la Commission européenne, ils nous rejoindront.
L’autre grand chantier concerne la réhabilitation du quadrilatère Richelieu, qui abrite dans des conditions précaires des documents précieux. À quel stade en est le programme de mise aux normes de sécurité ?
C’est pour nous un souci taraudant. N’importe quel responsable dans cette maison ne peut pas ne pas y penser. Il s’agit d’abord de répondre aux risques d’insécurité. Une somme de trésors est menacée par le feu. Le second souci est d’accueillir l’INHA (Institut national d’histoire de l’art) dans une partie du quadrilatère. Nous avons aussi la volonté d’élargir le public, de réfléchir à un accès plus simple aux documents. Aujourd’hui, nous avons établi le calendrier nécessaire à la mise en place de ces mesures. Il s’étendrait sur une durée allant de six à sept ans. Nous avons besoin de 140 millions d’euros. Ce n’est pas beaucoup d’argent par rapport aux richesses inouïes que nous avons la responsabilité de sauvegarder et de donner à connaître. Nous attendons la réunion interministérielle qui permettra très bientôt de donner le coup d’envoi. Nous avons accepté certains sacrifices sur le confort de nos collections pendant le chantier pour pouvoir aller plus vite. Le président de la République a affirmé devant moi qu’il attachait la plus grande importance à cette affaire, et je ne doute pas que le gouvernement suive ses instructions de marche en avant.
Vous avez vous-même voulu et conçu l’exposition « Lumières », présentée actuellement à la BNF. Pour quelles raisons ?
C’est une exposition que j’ai personnellement décidée, avec sa petite sœur « Émilie Du Châtelet », inspirée par Elisabeth Badinter. Notre mission essentielle n’est pas seulement d’élargir, d’entretenir les richesses ici rassemblées, elle consiste aussi à les diffuser ; en même temps, nous avons un devoir civique. Il faut montrer ces merveilles en respectant l’érudition, mais aussi dans un souci de morale collective. J’aime les va-et-vient entre le passé et le présent. Ce qu’il y a de plus intéressant et de plus fort dans l’Histoire est ce qui permet d’éclairer l’actualité. Chaque époque pose ses propres questions au passé. Il m’a semblé que l’époque des Lumières est propre à nourrir notre réflexion dans le siècle qui s’ouvre. Plus que jamais, nous avons besoin de l’héritage des Lumières.
Quel est votre sentiment sur l’affaire Michel Garel, ce conservateur en chef de la BNF poursuivi pour vol et dégradation d’un manuscrit dont le procès vient d’avoir lieu ?
Il est en effet avéré et confirmé par la justice qu’un conservateur a fait trafic d’un document dont il avait la garde, violant son devoir sacré qui est de préserver et de transmettre. La police a arrêté Michel Garel, le procès a eu lieu et il vient d’être condamné à deux ans de prison avec sursis. Cette affaire a créé beaucoup d’émotion au sein de la BNF. Il était indispensable de la révéler, en dépit du risque que la personne mise en cause se défende en affirmant que beaucoup d’autres objets de prix auraient également été dérobés. Une allégation infondée, puisque, de tous les manuscrits conservés remontant à François Ier, moins de 0,01 % a été égaré.
L’artiste américain d’origine irlandaise Sean Scully vient de faire une donation de l’ensemble de son œuvre gravé à la BNF. Quelle est la part des achats, des donations et des dations dans votre politique d’acquisition ?
Nous avons le souci constant d’enrichir nos collections. Nous recevons des dons et des dations, et procédons à des acquisitions grâce à deux sources de financement : nos subventions, attribuées chaque année par le ministère de tutelle, et le mécénat, qui intervient lors d’acquisitions importantes. Notre politique générale consiste à jouer sur le clavier de ces différents moyens, en profitant notamment des nouvelles lois sur le mécénat.
La loi de 2003 sur le mécénat a-t-elle influé sur votre politique ?
Ce texte nous a, bien sûr, encouragés. Mais le mécénat ne sert pas seulement à acheter des œuvres. Par exemple, nous avons obtenu le mécénat de Natexis pour l’installation provisoire au Grand Palais des globes de Coronelli, puis pour leur mise en place sur notre site François-Mitterrand. Autre grand mécène, généreux et fidèle, le Champagne Roederer nous a permis d’ouvrir une Galerie de photographie permanente – tandis que nous n’organisions jusque-là que des expositions ponctuelles – et de toucher ainsi un public plus large et plus jeune. Cette année a été créée la bourse Louis-Roederer ; elle attribuera dix mille euros pour un travail de recherche spécifique concernant la photographie en lien avec les collections de la BNF. Cette initiative illustre la volonté désintéressée de l’entreprise. La firme nous soutient depuis quatre ans maintenant et nous lui en sommes très reconnaissants.
Quelles sont les expositions qui vous ont marqué dernièrement ?
Outre les nôtres (!), « Nicolas de Staël », « Cocteau » et « Dada » au Centre Pompidou, ainsi que « Bonnard » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
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Jean-Noël Jeanneney, président de la BNF
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°233 du 17 mars 2006, avec le titre suivant : Jean-Noël Jeanneney, président de la BNF