Jean-Michel Tobelem, revenant sur les raisons de la réussite du Guggenheim à Bilbao, examine les limites des tentatives de reproduction du modèle.
Docteur en gestion, directeur de collection aux Éditions de L’Harmattan, Jean-Michel Tobelem est l’un des trois auteurs, avec Luis Miguel Lus Arana et Joan Ockman, de l’ouvrage Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Frank Gehry (Éditions B2, 2014).
Si « effet Guggenheim » il y a, il résulte surtout de la réussite d’une splendide stratégie globale qui a produit les effets attendus localement sur tous les plans. Mais sur le plan économique, le musée n’a pas tenu le rôle principal : il s’agit avant tout d’infrastructures, de transport, de restructurations industrielles, d’aménagements urbains, d’investissements dans tous les domaines. Le Musée Guggenheim joue certes un rôle de symbole, mais son heure arrive plutôt à la fin de ce processus de modernisation. Pourtant, on a surtout retenu l’effet magique d’une marque, d’un bâtiment hors norme, sans parfois en tirer les bonnes leçons.
Le musée est impliqué dans le développement touristique et la modification de l’image de la destination, qui souffrait des problèmes liés à la désindustrialisation et au terrorisme. Ceci même si l’on sait aujourd’hui que le développement touristique de la ville ne repose pas uniquement sur le musée, puisqu’un certain nombre de visiteurs se rendent à Bilbao sans nécessairement y entrer. Non seulement la ville est riche et attractive (à travers son patrimoine, sa programmation artistique, sa gastronomie, sa vie nocturne, etc.), mais la région l’est également : c’est pour cette raison qu’on observe un développement réussi, solide et remarquable du tourisme à Bilbao et dans son environnement.
Je bats en brèche l’idée qu’un équipement culturel pourrait à lui seul jouer le rôle de levier économique s’il ne s’intègre pas dans une stratégie globale de développement territorial : nous n’avons d’ailleurs pas d’exemple analogue. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de parler d’« effet Guggenheim », il faudrait parler d’« exception Guggenheim ». Quand on regarde dans le monde, depuis vingt ans, il n’y a pas, à ma connaissance, quelque chose qui ressemble à ce qu’il s’est passé à Bilbao et qu’on attribue parfois improprement au seul Musée Guggenheim.
Au-delà d’une stratégie remarquable, Bilbao était et demeure en effet la capitale industrielle et financière du Pays basque. Restent l’intelligence et la vision des responsables de ce projet, aidés par des financements importants, à la fois publics et privés, locaux, nationaux et européens.
On peut s’accorder sur le fait que le bâtiment est un chef-d’œuvre de l’architecture du XXe siècle, et il n’y en a pas tant que ça. À Bilbao, on a le souffle coupé la première fois que l’on découvre le musée, en raison du caractère unique de cette architecture. Après il faut séparer les niveaux de réussite : sur le plan urbain, économique et touristique, c’est une réussite. On pourrait nuancer en se disant qu’il y a de la gentrification derrière, et que sur le plan social il y a un prix à payer : il ne faut pas être dupe.
Le cas de Lens vient s’inscrire en creux sur tous les éléments que je viens d’exposer. Il y a eu d’une part une sous-estimation des facteurs de réussite nécessaires à ce genre de projet. D’autre part, les orientations stratégiques n’étaient pas en cohérence avec les objectifs recherchés. Si les effets culturels sont contrastés et que les effets touristiques tardent à se manifester, on peut toutefois penser que l’importance des investissements réalisés sous l’égide d’Euralens [forum d’acteurs du Pas-de-Calais, incubateur de projets, NDLR] va produire ses effets dans la durée et – évidemment – que le bassin minier va se transformer. Mais cela ne sera pas dû principalement au Louvre-Lens, même s’il faut noter son importance symbolique. Les équipes du Louvre et du ministère de la Culture ne possèdent pas d’expertise en matière de développement local et d’ingénierie territoriale. Or le développement territorial ne fonctionne pas sur la base d’une simple politique de marque. Reste qu’il existe paradoxalement de nombreux atouts qui permettraient de développer la destination sur le plan touristique.
À Bilbao il y a une ville qui existe par elle-même, on peut y venir pour d’autres raisons que le Musée Guggenheim. Ce n’est pas le cas à Lens. Quant au choix qui a été fait de dissocier le Louvre-Lens du centre urbain, il n’était pas de nature à créer l’effet de développement local recherché. Si on ne crée pas un environnement propre à attirer les touristes, avec d’autres points d’attraction, de l’hôtellerie, des restaurants, des commerces, l’impact économique local restera limité. On peut même tout à fait avoir une fréquentation élevée mais un effet économique modeste pour la ville, faute de pouvoir capter localement les retombées potentielles de la venue de touristes, qu’ils soient français ou étrangers.
L’enjeu n’est pas du tout le même. À Metz la ville est attractive par elle-même (avec un patrimoine, une cathédrale, des musées, ainsi qu’un tissu hôtelier, commercial et de restauration), même si les Français n’en avaient pas nécessairement conscience. La présence du Centre Pompidou vient modifier l’image de la ville et l’identifie comme une destination touristique potentielle. Mais si on enlève le Centre Pompidou-Metz, la ville continuera à exister ! Sa prospérité ne repose pas uniquement sur la venue de touristes ; le Centre Pompidou ne vient que renforcer son attractivité et s’inscrire dans un ambitieux projet d’urbanisme à proximité de la gare.
À Marseille également, au-delà d’une dynamique locale qui avait commencé avant 2013 (« Capitale européenne de la culture »), il y a une insertion intelligente du MuCEM dans les projets de réaménagement urbain. La visite du MuCEM n’est pas la motivation première des touristes à Marseille, car la ville possède nombre d’atouts. Reste que le musée est venu infléchir positivement l’image de la cité.
Ces projets sont extrêmement coûteux. Est-on obligé d’être dans l’ostentation et la démesure, avec des bâtiments qui consomment des énergies folles, alors même que les principes du développement durable et la demande sociale vont vers plus de frugalité ? Du point de vue de l’intérêt des territoires, il faut répondre avant tout à des besoins locaux, tout en favorisant la venue de visiteurs extérieurs, et le faire de manière plus économe. On n’a pas nécessairement besoin d’architectures flamboyantes, lesquelles correspondent à un temps où énergies et financements étaient plus facilement mobilisables. C’est pourquoi ces grands projets, avec Bilbao pour acmé, dont on voit les limites et les contradictions, touchent peut-être à leur fin, du moins en Occident. Car il faut analyser différemment la Chine, le Moyen-Orient et demain peut-être d’autres pays, où les modèles de développement ne sont pas les mêmes. Quant au secteur privé, il est encore capable de mobiliser des ressources considérables, porté par l’intérêt bien compris des entreprises ou encore l’ambition des mécènes.
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Jean-Michel Tobelem : « Il y a une “exception Guggenheim Bilbao” »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : Jean-Michel Tobelem : « Il y a une “exception Guggenheim Bilbao” »