Sa devise est celle de Duchamp : « Courant d’air, courant d’art ». Il aime bousculer, casser les codes, et pour y parvenir fait souvent appel à des plasticiens.
Nommé en 2004 à la tête du théâtre du Châtelet par le maire de Paris pour l’originalité de votre projet, vous n’hésitez pas à marier savant et populaire. Est-ce une recette payante ?
Jean-Luc Choplin : Je suis très satisfait. Plus des deux tiers des spectateurs sont de nouveaux venus. Je suis persuadé qu’il faut oser la différence, chambouler les habitudes. Le Châtelet ne doit pas être une forteresse mais un théâtre populaire qui participe à la vie parisienne, s’anime les soirs de pleine lune, fait rêver à l’image de l’affiche de Pierre & Gilles pour Le Chanteur de Mexico.
Justement, Pierre & Gilles vous ont-ils aidé à ressusciter cette pièce poussiéreuse ?
Leur affiche a incontestablement attiré le public ! Par le passé, ce spectacle a été un succès historique pour le Châtelet. Lorsque nous avons souhaité le remonter, j’ai immédiatement pensé à Pierre & Gilles. J’avais vu leurs photos chez Noirmont, j’appréciais leur travail. Je suis allé leur rendre visite à leur domicile : c’est à l’image de leurs œuvres et même encore mieux ! Ils ont proposé de placer le chanteur de Mexico dans un cœur géant pour l’affiche, et le décorateur Daniel Bianco a repris l’idée sur scène lors du morceau Rossignol de mes amours.
Cette version kitsch et dadaïste s’inspire de l’artisanat populaire mexicain, avec cette abondance de fruits et de fleurs faits à la main dans des papiers de couleurs vives, et aussi de Diego Rivera et Frida Kahlo, l’un pour ses fresques murales figuratives, l’autre pour sa maîtrise du fantasque mexicain. On retrouve cette exubérance dans l’univers de Pierre & Gilles qui figure les tentations d’un paradis perdu. J’aimerais à présent solliciter ces deux artistes pour un décor.
Vous aimez faire le grand écart : en début d’année, c’est à Oleg Kulik, l’artiste le plus célèbre d’une génération de Russes déjantés, et dont les photographies ont été saisies par la police à la Fiac, que vous avez fait appel pour la mise en scène des Vêpres de la Vierge de Monteverdi ?
Il est effectivement rarissime qu’un oratorio soit mis en scène et que l’on confie cela à un plasticien. Mais j’aime associer ce qui semble ne pas pouvoir l’être. Oleg Kulik voulait travailler depuis longtemps sur la liturgie contemporaine, concevoir des espaces sacrés comme de l’art, unir la sensualité de l’art contemporain et l’atmosphère particulière des églises.
Je l’ai rencontré en 2003 à la Tate Modern de Londres où j’ai vu sa performance Armadillo for your Show ; j’avais alors ressenti cette dimension spirituelle. J’ai pensé à lui pour Les Vêpres de la Vierge ; il voulait avoir une liberté de mise en scène, pouvoir transposer l’œuvre dans un temple tibétain, ne pas être forcément très respectueux envers la religion, faire participer les spectateurs. J’ai accepté et il a offert une vraie surprise au public, de très belles images qui se sont accordées à une tension dramatique forte. Avec le chef d’orchestre, il a œuvré pour capter le son dans l’espace et les musiciens et les chanteurs ont accepté ses costumes presque comme des croyants.
Ouvrir les portes du Châtelet à des artistes venant d’autres horizons que l’opéra, c’est donc votre marque de fabrique ?
Oui c’est une priorité. Nous l’avions déjà fait avec Bob Wilson exposé dans des musées et galeries d’art d’envergure internationale, pour La Passion selon saint Jean. Il a mis cette musique si spatiale en espace, en abyme. Nous l’avons aussi constaté avec le travail admirable du vidéaste Pierrick Sorin pour La Pietra del Paragone puis, tout récemment, pour La Pastorale.
Les frontières sont faites pour être franchies. Pour La Pietra, Sorin a créé une sorte de tableau animé en incrustant en temps réel les chanteurs dans des décors miniatures. La projection sous forme d’un triptyque, associée à un cadre fixe, induisait une référence à la peinture. Pour La Pastorale, il a joué encore plus librement d’effets visuels variés : surimpression d’images, projection sur des écrans de tulle, sur le sol, transformation de la scène en boîte à images… Sa mise en scène tend parfois vers l’abstraction, elle est encore plus esthétique et symbolique.
Le public vous suit, pourtant votre nomination avait suscité des inquiétudes chez les gardiens du temple. Est-ce votre côté trublion de la vie artistique qui effraie ?
On a eu peur que je fasse de l’« entertainment ». En France, populaire a encore une connotation péjorative. Je plaide pour une programmation éclectique qui prône le plaisir. Le Châtelet doit être un lieu non académique, où l’on propose des ouvrages hors catégories, hors boîtes. Je veux inviter les spectateurs à des voyages, créer de mille façons des entrelacs. Comme disait Marcel Duchamp, « courant d’air, courant d’art ». C’est ma devise. Favoriser la rencontre des cultures. Il n’y a aucune raison pour que ce soit toujours les mêmes personnes qui se rendent au concert, à l’opéra, aux musées.
Êtes-vous amateur d’art?
Dès 1981, Yvon Lambert m’a fait découvrir Robert Combas, Jean-Pierre Blanchard, Robert Barry, Cy Twombly… J’ai une vraie passion pour Zurbaran et Matisse. Et pour tous les artistes avec qui je travaille et travaillerai ! Il m’arrive d’acheter des œuvres, toujours par coup de cœur, d’ailleurs je n’ai jamais rien revendu.
Quelles sont vos racines, et qu’est-ce qui vous a forgé ?
Je suis issu d’un milieu modeste, mais l’ascenseur social a bien fonctionné. J’ai bénéficié d’une culture musicale dès mon enfance au conservatoire à Châtenay-Malabry. Mon père chantait à la maîtrise de Notre-Dame de Paris, tenait l’orgue et j’ai intégré le conservatoire dès 9 ans. Ce sont mes vraies racines, et j’ai l’oreille absolue, je perçois la totalité des accords et des harmonies.
Ensuite, j’ai fait des études d’économie à Assas pour tenter de mieux comprendre la société, j’ai aussi intégré l’École normale de musique. J’étais très actif au centre catholique des étudiants et je suis parti en stage au monastère de la Sainte-Baume, près de Marseille, qui organisait l’été des fêtes musicales. J’en suis devenu le directeur à l’âge de 25 ans et cela a été un creuset déterminant pour moi, un laboratoire culturel…
Quelles rencontres vous ont alors marqué ?
J’ai invité des personnalités exceptionnelles à ces académies estivales pluridisciplinaires comme le compositeur-plasticien John Cage ou le chorégraphe-metteur en scène-plasticien Robert Wilson. Dès 1976 je faisais venir en France toute la danse post-moderne américaine ! Trisha Brown, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Douglas Gordon… Il y avait alors un milieu artistique foisonnant sur West Broadway avec des galeristes tel Léo Castelli… Ces artistes américains dégageaient une vitalité exceptionnelle. Ils ont provoqué de grands chocs culturels chez moi, certaines de leurs paroles sont gravées dans ma mémoire : « Il faut apprendre à mourir jeune », « On naît vieux du poids du monde »…
Vous avez conservé ce goût pour la pluridisciplinarité ensuite ?
Sans aucun doute. Après un crochet par l’Orchestre philharmonique de Lorraine, je me suis occupé du Ballet de Marseille Roland Petit, puis des affaires culturelles de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. On était en pleine décentralisation. Le premier Frac, Fonds régional d’art contemporain, a été créé sur la Côte d’Azur.
Ma découverte de l’art contemporain est passée par Cage, Jasper Jones, Rauschenberg… En 1984, j’ai été nommé administrateur général au Ballet de l’Opéra de Paris alors dirigé par Noureev, et j’ai retrouvé John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham, Jasper Jones qui a conçu un décor tout en transparence pour Un Jour ou deux.
Ce cocktail entre culture et divertissement pour séduire le plus grand nombre, c’est Mickey qui vous l’a enseigné ?
Robert Fitzpatrick, l’homme du festival des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984 et du California Institute for the Arts, une école privée financée par l’entreprise Disney dont sont sortis beaucoup de plasticiens, m’avait sollicité pour produire le volet français de Civil Wars, un opéra mis en scène par Bob Wilson. Quand il a pris la direction de Disneyland Paris quelques années plus tard, il m’a rappelé. J’y ai notamment rencontré l’architecte Frank Gehry chargé d’imaginer le Festival Disney, un lieu de divertissement gratuit près du parc. Puis Michael Eisner, le patron de Walt Disney, m’a proposé de partir outre-Atlantique pour développer des projets artistiques. Cela a été aussi l’occasion de travailler là-bas sur l’art de la rue, sur l’art de l’éphémère. Je suis très sensible à la poésie du Disney des dessins animés qui font appel à de grands talents artistiques.
Cette expérience illustre une fois de plus votre goût de la découverte, mais c’était un virage risqué ?
Non, il démontre aussi mon absence de préjugés. Ce sont les mêmes raisons qui m’ont conduit à accepter en 2001 le poste de consultant artistique pour le Groupe Galeries Lafayette. Nous avons montré des installations extraordinaires de Pablo Reinoso ou des sculptures géantes de Julio Villani sous la coupole du magasin, commandé un défilé de mode vidéo à Pierrick Sorin après son exposition à la fondation Cartier, demandé à Bob Wilson de mettre en scène sa collection personnelle dans l’expo « Chaises et objets »… L’objectif était d’apporter un supplément d’âme et d’humour aux Galeries Lafayette. Le plus drôle est que certains musées se sont inspirés de ces idées. Après ces détours par le privé, je suis revenu au public, j’ai posé ma valise à Londres, en tant que Chief executive de Sadler’s Wells, berceau du Royal Ballet et de l’English National Opera.
Ces collaborations dans des univers très grand public imprègnent encore vos choix, comme The Fly, opéra tiré du film de David Cronenberg, ou le ballet Edward aux mains d’argent inspiré de Tim Burton…
Elles me rappellent en permanence que je travaille pour des « happy faces », non pour des « happy few » ! Dans notre société marchande, nous sommes en quête de sens, je crois fondamentalement que les œuvres sont là pour nous relier. Il faut avoir l’amour du public pour le faire venir dans un théâtre, dans un musée.
Votre programmation d’aujourd’hui, coup de pied dans la fourmilière des conventions, pourriez-vous la faire si vous n’aviez pas autant vécu à l’étranger ?
Non, elle est imprégnée de mes expériences. Il faut ouvrir, s’ouvrir. Je suis pour un plan Erasmus des directeurs d’institutions culturelles afin qu’ils puissent tourner davantage en Europe, et même dans le monde. Il faut pousser les murs. Pessoa dit : « L’universel, c’est le local sans les murs. »
Les murs justement, ceux de votre bureau sont incroyablement dépouillés ?
J’aime l’idée de la page blanche. Et comme mon bureau domine la Seine, le soleil ou les éclairages des bateaux-mouches y font des projections, de véritables œuvres d’art, des installations qui me surprennent parfois, selon les heures de la journée. C’est très conceptuel ! Mais je laisse la vie ainsi entrer dans mon espace, je me laisse emporter par les événements accidentels…
1949
Naissance à Baugé (49).
1971
Diplômé de L’École normale de musique de Paris.
1978
Administrateur général de l’orchestre Philharmonique de Lorraine.
1981
Responsable Culturelle du conseil régional de la Région PACA.
1984
Administrateur général de la danse à l’Opéra de Paris.
1989
Disneyland Paris.
2001
Consultant artistique pour le groupe Galeries Lafayette. Développe La Galerie des Galeries.
2009
Directeur général du théâtre du Châtelet depuis 2006.
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Jean-Luc Choplin : « Il faut chambouler les habitudes »
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Le théâtre du Châtelet à Paris a été inauguré en 1862 en présence de l’impératrice Eugénie. Avec 2 500 places, il constitue à l’époque la plus grande salle de Paris. La coupole de verre et les parquets lui assurent une qualité acoustique remarquable qui a attiré au fil des années les plus grands musiciens. En 1980, il est placé sous l’autorité de la mairie et devient théâtre municipal de Paris (TMP). Depuis plusieurs années, il accueille la cérémonie des Césars du Cinéma.
Les Vêpres de Kulik
En janvier, le théâtre du Châtelet confiait à Oleg Kulik la mise en scène de l’œuvre musicale d’inspiration religieuse de Claudio Monteverdi. Connu pour ses performances provocatrices, l’artiste russe a proposé une version étonnante et très contemporaine de l’œuvre du xviie siècle. Façade du théâtre transformée, ouvreuses en habits cosmiques sonnant des clochettes, projections vidéo, acrobates, bruitages sont les ingrédients de la nouvelle mise en scène des Vêpres de la Vierge.
La Pastorale de Sorin
Tiré de l’œuvre littéraire du xviie siècle L’Astrée d’Honoré d’Urfé, La Pastorale programmée à la fin du mois de juin est un opéra contemporain en quatre actes mis en scène par le plasticien et vidéaste français Pierrick Sorin. De nombreuses vidéos sont projetées afin de planter le décor ou de participer directement au scénario. Poétique, originale, un brin humoristique, la mise en scène de Pierrick Sorin surprend tout comme l’affiche du spectacle (ci-contre).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°615 du 1 juillet 2009, avec le titre suivant : Jean-Luc Choplin