Jean-Christophe Ammann : « Considérer le temps comme une substance »

Un entretien avec Jean-Christophe Ammann, directeur du Musée d’art moderne de Francfort

Le Journal des Arts

Le 27 avril 2001 - 1856 mots

Après avoir été directeur de 1969 à 1977 de la Kunsthalle de Lucerne, puis de 1978 à 1988 de la Kunsthalle de Bâle, Jean-Christophe Ammann a été nommé à la tête du Musée d’art moderne de Francfort (MMK) qu’il a inauguré en 1991. Il quittera l’institution à la fin de l’année. Ses expériences de commissaire d’expositions internationales – Documenta VII de Cassel en 1972, Pavillon allemand de la Biennale de Venise en 1988, Carnegie International de Pittsburgh en 1995 –, lui ont donné le statut de grand sage du monde de la critique et des conservateurs d’art contemporain. Dans cet entretien, il nous fait part de ses positions sur la situation actuelle dans les arts plastiques.

Vous parlez de problèmes dans la médiation des contenus. Aujourd’hui, l’art ne parvient-il pas à refléter la réalité ?
L’art essaie de suivre les autres médias, qui ont davantage de possibilités de refléter le Zeitgeist actuel, l’esprit du temps. Je pense que cela a diverses causes, notamment la fin des avant-gardes historiques survenue dès les années 1960. Depuis lors, l’art s’est extrêmement diversifié. Il n’y a plus de fil conducteur, ni de dénominateur commun, qui regroupe les concepts. Chaque artiste doit redéfinir jour après jour les contenus de son œuvre et son langage visuel. Les créateurs sont naturellement prêts à s’adapter même s’ils sont pour ainsi dire avalés par les transformations technologiques et les nouveaux dispositifs de communication. Aujourd’hui, les artistes réagissent plutôt qu’ils n’agissent ; avec les moyens à leur disposition, ils ne réussissent plus à réaliser des modèles identitaires valides. De nos jours, la publicité est beaucoup plus rapide que l’art, plus réactive, plus innovante. Aujourd’hui, les artistes sont anarchiques ou régressifs. C’est un vrai problème. Les plasticiens doivent recommencer à consacrer plus de temps à la production des œuvres, à penser au long terme et non à l’immédiat ; ils doivent apprendre à considérer le temps comme une substance et à le transformer, comme s’il agissait d’un matériau.

Quelles devraient être les prérogatives de l’artiste ?
De mon point de vue, le rôle de l’artiste est absolument incontesté aujourd’hui. Il utilise sa propre conscience corporelle, une conscience génétique, autobiographique, culturelle, qui a la mémoire d’elle-même. Chaque artiste vient d’un lieu particulier et a une histoire personnelle. Le deuxième facteur important est de comprendre le temps comme substance. Tout le monde n’est pas capable de vivre le temps, et c’est justement ce que doivent apprendre les artistes. Leur travail relève d’une recherche de soi à travers la conscience de la contemporanéité. Par temps, j’entends précisément la substance-temps, et non le temps compris dans le sens linéaire, comme une ligne droite. Si l’on vit vraiment le temps, on en perd le concept. C’est pour cela que je considère la peinture comment étant à nouveau importante, parce qu’on lui donne le temps qui lui est nécessaire.

Pourtant, vous venez de dire que la publicité et les formes de communications contemporaines sont plus rapides et plus efficaces que l’art pour refléter l’“esprit du temps” ?
En effet, les publicitaires travaillent de manière artistique. Par exemple, Oliviero Toscani est capable de raconter des histoires parce qu’il sait travailler ainsi. J’ai exposé ses affiches au moins trois fois, et j’ai toujours dû le défendre contre ceux qui le prennent pour un cynique. Le travail des photographes de mode consiste à remplir en peu de temps des superficies neutres. Leur succès réside dans la capacité de permanence de leurs photos. Cette durée dépend de la dimension artistique qu’ils parviennent à donner à leurs images. Cela ne m’intéresse pas qu’un publicitaire soit ou non un artiste. L’important, c’est que son travail soit artistique.

Et qu’il soit déterminé par le marché international de l’art ?
Exactement. Pour moi, il existe aujourd’hui un art d’évasion comme il existe une littérature et une musique d’évasion. Et certains conservateurs organisent des expositions de divertissement. Tout  cela n’a plus rien à voir avec l’art. C’est pour cela que je dis qu’il faut redécouvrir l’art. À propos de l’antagonisme avec la conception cyclique du temps, je me réfère également à l’anthropologie : il faut redécouvrir l’humanité. Qu’est ce qu’un homme ? Les scientifiques se comportent comme si les nouvelles technologies, la recherche génétique et la microbiologie pouvaient révéler le “contenu”, l’essence de l’homme. Tout ceci est assez embarrassant et même ridicule.

D’ailleurs la génétique et la microbiologie sont devenues aujourd’hui un facteur économique très important...
Ce n’est pas tout. Un économiste, Leo Nefiodow, a écrit sur les différents cycles de l’humanité. Pour lui, l’époque actuelle est celle où nous apprenons à utiliser les technologies de l’information. Cette phase, commencée dans les années 1960, durera jusqu’à 2010 environ, après quoi débutera ce que Nefiodow appelle le “Sixième Cycle”, celui du retour au contenu. Aujourd’hui, tout le monde semble absorbé par les machines, par les nouvelles technologies.

Selon vous, que restera-t-il de l’art d’aujourd’hui en 2010, au début de ce “Sixième Cycle” dont vous avez parlé ?
Pas grand-chose. Il faudra bien redécouvrir l’art, comme on a redécouvert la créativité. C’est aussi une question économique. Je ne suis pas artiste, et vous non plus, mais nous sommes deux personnes créatives. C’est pour cela que nous demandons aux artistes qu’ils créent de la substance qui dure, afin que l’art puisse rappeler qui nous sommes.  L’art est une nécessité. Je fais toujours cette démonstration par l’absurde, selon laquelle dès l’instant où il n’y aura plus d’art, le marché le produira tout seul. L’art est aussi une question d’économie. Dans trois ou quatre ans, il aura retrouvé sa fonction et ses devoirs. Je vois aujourd’hui beaucoup d’artistes qui ont envie de faire des choses, mais qui n’en ont pas les moyens, parce que – et je ne comprends pas – ils n’ont pas appris à dessiner dans les écoles d’art. Il est beaucoup plus difficile d’intégrer ces techniques par la suite, il faut beaucoup d’énergie et beaucoup de temps. Les artistes sont absorbés par leur propre tâche, leur production, les relations publiques. Certains font des choses merveilleuses, mais nous ne les connaissons pas parce qu’ils ne sont pas soutenus par le marché. Il faut redécouvrir la conscience individuelle de l’art, et selon moi, c’est déjà en train de se passer. Il y a actuellement dans l’art de grandes possibilités, et il se passera des choses incroyables dans les dix prochaines années. Parfois, je cherche à comprendre quel pourrait être le devoir de l’humanité durant le siècle prochain.

En un peu plus d’un siècle, le nombre d’artistes a doublé en Allemagne. Comment interprétez-vous ce phénomène ?
Je pense que beaucoup de gens tentent de donner un sens à leur vie à travers l’art. Aujourd’hui, nombreux sont les jeunes qui gagnent beaucoup d’argent en étant artiste. D’autres essaient plutôt de se confronter aux exigences et aux besoins de la société. Qu’ils y parviennent vraiment ou non, c’est une autre affaire. De plus, en Allemagne, il existe un très grand nombre d’institutions qui accueillent des expositions : il y a donc de la place pour tous. On a besoin d’art. Que par la suite, cet art soit valable, c’est une autre affaire. Au siècle dernier, il y avait encore des idéologies et des choses en quoi l’on pouvait croire. Avant cela, il existait différentes théologies et la religion. Maintenant, il n’y a plus d’idéologie forte, et chacun doit trouver en soi-même ce en quoi il peut croire. C’est cela le problème : la finalité économique a remplacé les idéologies. C’est la circulation de l’argent qui fait bouger le monde à présent, et non l’idéologie. Nous devons essayer de trouver l’utopie en nous-même.

Quel est alors, selon vous, le rôle des musées ? Sont-ils, aujourd’hui, les lieux de l’utopie collective ?
Je pense, par exemple, que mes choix d’acquisitions pour le MMK sont très subjectifs. On a dit que je collectionnais pour le musée comme s’il s’agissait de ma collection privée. C’est en partie vrai. Le musée est profondément en moi, mais il a aussi une mémoire collective. Les œuvres sont la propriété de la collectivité. En plus, le public est aujourd’hui très intéressé et très curieux... Je pense que chaque artiste construit en quelque sorte dans son travail un morceau du monde et réalise des modèles qui ne sont pas perceptibles à notre échelle, mais qui restent toutefois reconnaissables comme tels.

Votre choix de quitter la direction a-t-il un rapport avec la situation économique du MMK ?
Pas vraiment, même si je dois admettre que la situation de Francfort, du point de vue de la politique urbaine, est catastrophique. Au musée, je m’occupe actuellement de deux choses : j’ai mis en place une commission qui a choisi mon successeur [Udo Kittelmann, ndlr], et j’ai réussi à réunir un budget qui assurera encore trois années d’activité. Les mécènes feront en sorte que le musée dispose d’un budget total compris entre 2,7 millions et 3,3 millions de francs, pour les acquisitions et les expositions temporaires. Jusqu’à présent, le budget annuel attribué au MMK par la Ville de Francfort était à peine supérieur à 170 000 francs. Ridicule, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, je cherche des banques et des entreprises qui veuillent soutenir le musée, telles que la Deutsche Bank, la Bourse allemande, JP Morgan, la Chase Manhattan Bank et Nestlé. Si je n’avais pas agi ainsi, nous n’aurions pas pu me trouver de successeur, parce qu’aucun directeur ne vient diriger un musée qui n’a pas d’argent. J’essaie de penser comme un entrepreneur : mon successeur n’aura pas à se soucier du budget pour les trois prochaines années et bénéficiera d’un bilan positif.

À propos des sponsors et du modèle américain de financement des musées et des institutions culturelles, pensez-vous que tout ceci puisse fonctionner en Europe ?
En Europe, le système fiscal fonctionne de manière différente par rapport aux États-Unis, où les gros contribuables peuvent décider de consacrer un pourcentage de leur fortune aux donations, pourcentages déductibles des impôts. Cependant, les entreprises et les industries européennes ne peuvent tout de même pas ignorer la culture contemporaine, et doivent offrir quelque chose à leurs employés et à la collectivité. Par conséquent, ils sont obligés de soigner leur image. Les parrainages servent de publicité. Tous les sponsors ne peuvent pas devenir partenaires d’un musée, et certainement pas les entreprises qui se servent de campagnes publicitaires trop agressives. Nous sommes passés d’une époque industrielle, et post-industrielle, à une époque culturelle. On ne peut donc plus opposer art et économie, mais plutôt confronter l’art à la “culture de l’économie”. Par cette définition, je me réfère à ce que j’ai dit à propos de la publicité qui est devenue tellement artistique qu’elle fait pratiquement concurrence aux artistes. Je pense qu’à présent, l’art et les artistes ne doivent pas s’opposer à la publicité, mais au caractère économique que prend progressivement la culture. Culture et économie sont les deux faces d’une même médaille.

Que ferez-vous après la fin de votre mandat en décembre 2001 ?
Je resterai à Francfort. Comme j’ai pris mes fonctions au musée un peu tard, je ne percevrai pas de retraite. Je continuerai donc à travailler, en tant que consultant. Je m’occuperai notamment de la collection d’art de la Bourse allemande. Les propositions ne manquent pas, mais je dois réfléchir à ce qui m’intéresse vraiment.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : Jean-Christophe Ammann : « Considérer le temps comme une substance »

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