Créée par Antoine de Galbert, la Maison rouge, à Paris, a ouvert ses portes avec une exposition consacrée aux collectionneurs et leurs œuvres. Commissaire invité, Gérard Wacjman revient sur son parti pris.
Ecrivain, psychanalyste, auteur de L’Objet du siècle (éditions Verdier, 1998), Gérard Wacjman a été invité par Antoine de Galbert à collaborer à l’exposition inaugurale de la Maison rouge, la fondation créée à Paris à l’initiative du collectionneur. Sous le titre de « L’intime, le collectionneur derrière la porte », la manifestation regroupe une série de fragments, blocs d’intérieurs prélevés chez différents collectionneurs. Dans une scénographie inédite, l’exposition regroupe seize espaces et 500 œuvres de 200 artistes. Gérard Wacjman revient sur le parti pris de l’exposition et le regard des collectionneurs.
En France, le sujet des collections privées a été abordé à plusieurs reprises, pensons à « Passions privées », exposition présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris durant l’hiver 1995-1996, et, plus récemment, à « Collections d’artistes », à la Collection Lambert en Avignon en 2001. Ces deux expériences prenaient le parti du musée. Elles opéraient une décontextualisation de la collection pour la présenter au sein d’une institution. Pour « L’intime, le collectionneur derrière la porte », vous avez joué la position inverse en déplaçant des portions d’appartements de collectionneurs. Pourquoi ce choix ?
Les manifestations dont vous parlez ont été importantes, mais leur sujet n’était pas le même. Je ne voulais pas montrer des collections mais des collectionneurs, plus exactement les rapports qu’ils entretiennent avec les œuvres de leur collection. Ma définition, ici, du collectionneur est la suivante : c’est le sujet supposé à une collection. Dans l’exposition, nous sommes donc confrontés à des fictions. Le spectateur est amené à construire un portrait de ce que serait le collectionneur, de la personne qui habite là, qui possède ces œuvres et qui a choisi de les montrer de cette façon.
Malgré un titre comme « L’intime », quand vous parlez de portrait, la collection se place du côté de la représentation.
L’intime peut s’entendre sur le versant de l’« intimité », mais ce n’est pas l’idée qui prévaut ici. Entrer dans l’intimité des gens, pourquoi pas, mais ce n’est pas une chose passionnante. L’intime a pour moi un autre sens : ce que le collectionneur a lui-même dans la tête, une intimité plus intime, plus secrète. Ma conviction est la suivante : qu’ils le veuillent ou non, les collectionneurs, dans leurs choix comme dans leur façon d’exposer ceux-ci, montrent quelque chose d’eux-mêmes. Tous le savent bien, que leur collection les représente. Bien sûr, certains collectionneurs n’obéissent pas à cette idée, mais, dans l’exposition, ce sont de ces collectionneurs dont il s’agit. Ceux dont les rapports avec les œuvres témoignent d’une attache personnelle. La diversité des collections telle qu’elle se présente dans l’exposition trouve ici son unité : tous ces collectionneurs ont un rapport extraordinairement aigu, profond avec leurs œuvres. Certains se désespèrent de ne pas avoir leurs œuvres pendant trois mois !
L’exposition se compose de seize ensembles, véritables morceaux de maisons prélevés. « L’intime » ne crée-t-elle pas pour le visiteur une frustration encore plus grande que celle qu’il connaît dans un cadre muséal ? Les signes de familiarité des collectionneurs avec leurs œuvres sont affichés, sans que le visiteur ait le privilège de les partager. Il n’a pas accès à l’histoire des objets avec leurs propriétaires, il ne peut pas les manipuler…
« Frustration » n’est pas le terme que j’utiliserais. Je ne suis pas convaincu qu’une œuvre soit valorisée par le seul fait d’être isolée dans un cube blanc. J’ai plutôt le sentiment que l’accrochage du musée met à distance les œuvres. Dans le musée, les œuvres rentrent dans une dimension, celle de la culture. Nous ne regardons pas des objets dans leur vie mais des œuvres figées, pétrifiées parfois comme « chef-d’œuvre ». La même œuvre vue dans un bureau ou une chambre n’exerce plus la même distance, elle se rapproche. Pour l’art contemporain, le caractère pédagogique de l’exposition est évident. Celle-ci montre un rapport d’une simplicité très grande aux créations contemporaines. Dans un musée, par la décontextualisation dont vous parliez, une œuvre contemporaine reçoit une valeur de symbole qui l’éloigne. Chez un collectionneur, elle est posée sur une table, accrochée sur un mur… Les collectionneurs ne sont pas obligés de regarder. Au musée, nous sommes là pour regarder, il y a un surmoi culturel qui commande : « Regarde ! » Je pense pour ma part à un colloque plus singulier et personnel avec les œuvres. Ce sont elles qui appellent : « Regarde-moi ».
Le terme de « frustration » n’était pas forcément négatif…
Le regard appartient à l’œuvre et c’est une dimension de l’histoire de l’art qui m’intéresse beaucoup. Pensez à la Vénus d’Urbin (vers 1538) du Titien. À son origine, cette femme nue couchée était destinée à un seul regard. Cette caractéristique érotique n’est plus évidente dans un musée. Il est bien que l’œuvre soit accessible au public, mais cela entraîne une certaine perte. Modestement, nous avons voulu réintroduire l’idée que les œuvres ne nous sont pas toujours destinées. L’existence du musée correspond à une démocratisation du regard. C’est évidemment une bonne chose, mais elle a une conséquence importante : le regard est devenu un droit, et nous entendons l’exercer sans limite. Nous nous plaignons dès qu’il y a une certaine difficulté à voir, dès qu’il faut faire un pas pour aller regarder, dès que notre regard doit être une conquête. Nous voulons que les œuvres soient éclairées, espacées… On doit tout recevoir, et voir est devenu une position passive. La télévision a parachevé cela. Il est bon de montrer que voir peut être accompagné d’une certaine difficulté. Ce n’est pas nouveau, on regarde mieux quand on voit moins. L’idée est donc d’amener les gens à se tordre un peu le cou, à mettre leur œil à un verrou… Le dispositif même de l’exposition comporte cette dimension ; celle-ci fait, je crois, partie du plaisir de sa visite. Quand l’objet se refuse un petit peu, il appelle davantage de désir.
Le vestibule, le salon, la chambre, les toilettes et la salle de bains… la diversité des espaces est grande. Certains blocs présentent des accrochages « classiques », d’autres relèvent de l’installation. Comment avez-vous fait vos choix ?
J’ai vu beaucoup de collectionneurs, avec Antoine de Galbert et Paula Aisemberg [directrice de la Maison rouge], et, à chaque fois, quelque chose est né de la visite des appartements : la certitude du rapport puissant, voire violent, entretenu avec les œuvres. L’exposition vise à restituer cette dimension. Il n’y avait pas de programme défini avec des collections recherchées. Les choix se sont faits seulement dans les visites. Mon regret est peut-être l’absence d’une collection d’art conceptuel. Mais il n’y a pas un collectionneur, mais des collectionneurs. Chaque collection correspond à une manière singulière de collectionner. J’étais plus intéressé par les différences que par les similarités. Oui il y a des manques, mais l’exhaustivité était impossible, le principe même de l’exposition est d’appeler des suites, ou des insatisfactions, c’est-à-dire encore des désirs.
Parmi les ensembles exposés, certains vous intéressent-ils particulièrement ?
Bien sûr, et à des titres différents. Par exemple, cette collection d’art italien avec ses deux miroirs de Pistoletto qui se mirent l’un dans l’autre. Outre l’intérêt que j’avais pour ces œuvres, cette pièce, ce vestibule m’a donné le sentiment de trouver un bout d’Italie, de reconnaître quelque chose. Intellectuellement, il y a aussi la rencontre avec ce collectionneur qui ne garde chez lui aucune œuvre. Nous avons montré sa « liste ». En fait, cette histoire me plaît tant que, s’il n’avait existé, j’aurais pu inventer ce collectionneur. Il n’a chez lui aucune œuvre ; mais alors, qu’est-ce qu’une collection ? Est-ce que vous pouvez conclure qu’il ne montre rien ? Le vide même de sa maison est un objet positif. En un sens, il montre le white cube, le vide comme un objet. C’est une attitude profonde.
Jusqu’au 26 septembre, La Maison rouge/Fondation Antoine de Galbert, 10, bd de la Bastille, 75012 Paris, tél. 01 40 01 08 81, tlj sauf lundi et mardi, 11h-19h, jeudi 11h-21h, www.lamaisonrouge.org. Cat. coéd. La Maison rouge/Fage, 128 p., 25 euros, ISBN 2-84975-010-7.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gérard Wacjman : « Le regard appartient à l’œuvre »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°197 du 8 juillet 2004, avec le titre suivant : Gérard Wacjman : « Le regard appartient à l’œuvre »