Il s’est arrêté de peindre, s’essuie les mains sur un chiffon suspendu à la ceinture de son tablier puis relève
ses lunettes sur son front. Il prend un peu de recul, regarde son tableau, penche la tête de côté, cligne des yeux,
recule de quelques pas encore. Soudain il se retourne pour le scruter dans les reflets d’un miroir qu’il a accroché derrière lui. Longuement, debout, les bras repliés, le menton lové dans le creux de sa main droite, il abîme son regard dans les profondeurs miroitantes. Gérard Garouste contemple la peinture.
Dans le grand atelier de la propriété normande où il s’est installé voilà bientôt vingt ans, la lumière est superbe. Douce et égale, elle en inonde l’impressionnant volume, circulant au travers des chevalets et des échafaudages, butant contre les meubles et les tables chargés de tubes et d’outils, jouant d’effets les plus divers sur les toiles accrochées ici et là. Au sol, de monumentaux rouleaux de toiles peintes semblent attendre leur destination finale. Garouste est un boulimique. Il n’arrête pas de travailler. Quand il n’est pas perché à six mètres de hauteur en train d’exécuter telle composition, il est devant un chevalet à peaufiner telle figure ou bien assis à une table en train de dessiner. À moins qu’il ne soit descendu à l’atelier de sculpture rejoindre son assistant pour l’aider à mettre la dernière main à un travail de soudure.
Peinture, sculpture, dessin, estampe, Gérard Garouste pratique toutes les disciplines, avec un égal intérêt, un égal enthousiasme et un égal talent. S’il avoue volontiers être attaché à la « grande tradition » et s’insurger contre ceux qui proclament hâtivement la fin de la peinture, Garouste n’en est pas moins un artiste d’avant-garde. Intelligent de tous les avatars d’une histoire de l’art contemporain qu’on écrit trop souvent en l’orientant de travers, il y participe à sa manière en la reprenant à rebrousse-poil. Non sur un mode nostalgique – il est certain de la pérennité de la peinture, qui plus est figurative – mais sur un mode prospectif. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement dans un monde où l’image est la règle ?
Côté iconographie, Garouste n’est pas en reste. Il ne cesse de puiser à la source des grands textes et de reprendre à son compte toutes sortes de productions d’images qui fondent l’histoire de l’homme, ses mythes et ses passions. Issu du théâtre (c’est un vieux complice de Jean-Michel Ribes), il sait mieux qu’un autre ce qu’est la comédie humaine, qu’elle soit mystère, fable ou tragédie. Les grands textes, Garouste en est gourmand. Il les dévore avec une sorte de passion folle, avide de connaître les différentes versions ou traductions qui en ont été données, curieux d’en rencontrer les exégètes les plus pointus, impatient d’en trouver une nouvelle formulation.
Il s’attaque à La Divine Comédie et il la relit plusieurs fois. Il passe en revue toutes les illustrations qui en ont été faites. Il multiplie les dessins, les gravures, les esquisses, les petits formats, les grandes toiles… Bref il rentre complètement dedans, s’immisce dans tous les recoins du texte, se familiarise avec tous ses protagonistes. Tout comme Rodin réalisant jadis La Porte de l’Enfer. On lui propose d’illustrer un livre destiné aux enfants sur le thème de la Haggadah de Pâques – la sortie d’Égypte du peuple juif –, il prend rendez-vous avec un conservateur de la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle. Il veut voir le maximum d’ouvrages de référence afin de se documenter sur l’iconographie traditionnelle de ce thème. Il s’intéresse aux différentes calligraphies en usage. Il s’informe du rituel de cette fête. De retour à l’atelier, il couvre des pages entières de carnets de notes, notations, mémos, croquis, etc. Un autre temps, enfin, il s’intéresse à la Bible, désireux de travailler sur les Cinq Livres, autrement dit Le Pentateuque. Garouste s’inscrit alors à une école hébraïque, apprend l’hébreu, suit un cursus sur la religion juive, dévore des masses d’ouvrages, participe à toutes sortes de rencontres et de débats. Quand ce n’est pas à la langue de Rabelais qu’il s’abandonne, pour en déduire une « installation drolatique », une toile tout en rond au nom de « la Dive Bacbuc », c’est Don Quichotte qu’il suit à la trace des mots de Cervantès nourrissant son œuvre de toute une nouvelle production d’images étonnantes.
On pourrait croire que ce fou de peinture vit enfermé dans sa tour d’ivoire, ne respire que par la seule térébenthine ou ne voit la vie qu’à travers les seules couleurs de ses pots et de ses tubes. Point du tout. Voilà douze ans déjà, Gérard Garouste s’est engagé dans une aventure sociale sans pareil en créant une association, La Source, dont l’objectif est la réinsertion d’enfants et d’adolescents en grande difficulté par le biais d’ateliers d’expression libre. Depuis, l’opération n’a cessé de se développer et Garouste a réussi à convaincre une foule d’artistes de donner un peu de leur temps – qu’ils soient célèbres comme César, Buren ou Raynaud ou qu’ils ne le soient pas. Pour cette association, il vient d’achever l’illustration d’une édition de bibliophilie – dont les bénéfices renfloueront la caisse – sur un conte spécialement écrit pour l’occasion par Patrick Modiano, un vieil ami d’enfance.
Invité du festival d’Automne cette année, Gérard Garouste occupe la chapelle de la Salpêtrière avec une nouvelle installation sur le thème des Saintes Ellipses. Encore l’une de ces entreprises monumentales dont il a le secret et qui trouve son origine dans la coupole de l’édifice et une fiction écrite par Laurent Busine. Dans son atelier de Normandie, Gérard Garouste a enfanté une nouvelle « machine », un cône à base octogonale de quinze mètres de haut, avec figures symboliques et écritures anamorphotiques, qui prend place, pointe vers le bas, au centre de la chapelle pour se refléter dans un miroir parabolique fragmenté posé au sol. Métaphore qui vise à ramener le symbole de la voûte céleste – celui du rassemblement de tous les hommes – en un point central pour rejoindre ainsi l’idée d’unité.
« Les Saintes Ellipses », dans le cadre du festival d’Automne, PARIS, chapelle de la Salpêtrière, 47 bd de l’Hôpital, XIIIe, 24 septembre-2 novembre. Dieu prend-il soin des bœufs ?, texte de Patrick Modiano, illustrations de Gérard Garouste, éditions de l’Acacia ; sortie prévue en décembre 2003.
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Gérard Garouste, visions monumentales
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : Gérard Garouste, visions monumentales