D’une lecture distrayante, ce beau livre plonge le lecteur dans l’intimité des Dalí, au cœur de la vie artistique et littéraire de la première moitié du XXe siècle.
Paul Éluard, auquel elle fut mariée pendant quinze ans, en fut éperdument amoureux. Au point de tolérer, sous son propre toit – aménagé en atelier de peintre –, la présence de son amant : Max Ernst avait en effet succombé au charme de la femme de son meilleur ami. Celle-ci les quitta l’un et l’autre pour devenir au début des années 1930 la compagne et la muse adorée de Dalí, jusqu’à sa mort, en 1982.
Gala Dimitrievna Diakonova n’était ni vraiment jolie ni très avenante. Les traits forts, les yeux sombres mais durs, son visage fermé semblait parfois exprimer l’arrogance, voire la colère. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle accompagne souvent Éluard aux réunions du petit cercle littéraire formé par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault ; ils se méfient d’elle, de ses « lourds silences » et de ses crises d’hystérie. Soupault l’appelle « la Punaise ». Elle ne saura pas non plus faire jouer en sa faveur une hypothétique solidarité féminine, [la collectionneuse d’art] Peggy Guggenheim la gratifiant superlativement d’être « la plus antipathique des femmes ».
Et pourtant, cette Russe au port de reine, venue retrouver à Paris en 1916 un jeune poète dont elle s’était entichée au sanatorium, inspira une passion peu commune à trois grands artistes du XXe siècle. Le mystère de la séduction qu’elle exerça sur ces hommes est l’un des ressorts de cet ouvrage, version remaniée d’une biographie initialement publiée en 1994, et qui paraît aujourd’hui sous la forme d’un beau livre illustré.
Documents d’archives, photographies d’époque, sélection d’œuvres reproduites en regard du texte : la très riche iconographie déployée par cette édition contribue à en rendre la lecture captivante. À travers ces illustrations, c’est toute une époque qui ressurgit, portraits en noir et blanc, vues de Paris, affiches dadaïstes, fac-similés de manuscrits mais aussi clichés de New York ou de Cadaquès comme extraits d’un album de famille. L’ouvrage Une vie de Gala se parcourt à la façon d’une histoire de l’art aussi distrayante qu’une saga romanesque, dont les héros se nomment Tristan Tzara, René Crevel, Francis Picabia, Charles et Marie Laure de Noailles, Anaïs Nin…
Alors que Paul et Gala sont en voyage sur la Côte d’Azur, on savoure l’évocation du vernissage, le lundi 2 mai 1921, de la première exposition de Max Ernst organisée à Paris par Breton et Aragon, joyeux chahut qui, entre performance et blagues de potache, se soldera par un échec commercial. On suit les Dalí à Hampton Manor, propriété de leur généreuse amie américaine Caresse Crosby, où Salvador refuse de s’aventurer sur la pelouse par peur des sauterelles et prend ses dîners enfermé dans sa chambre. On les retrouve dans une fête costumée à New York, où Gala commet l’irréparable faux pas d’arborer un chapeau orné d’un nourrisson trépassé, choquant par là l’Amérique. On les accompagne, enfin, jusqu’à leur dernier souffle, au terme d’une longue déchéance.
L’impression d’intimité avec tous ces brillants protagonistes doit beaucoup à l’enquête approfondie menée par l’auteure. Membre – depuis 2013 – de l’Académie française, prix Renaudot 1998, Dominique Bona a alterné tout au long de sa carrière romans et biographies, avec une prédilection pour les figures féminines liées au monde de l’art. Elle fait revivre ici avec un luxe de détails la scène artistique et littéraire du siècle dernier, des premiers éclats scandaleux de Dada aux cénacles français exilés outre-Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux prémices de Mai-68, et avec eux d’une nouvelle ère, incarnée par l’arrivée chez les Dalí d’Amanda Lear, créature aux longs cheveux blonds et à la robe courte, annonçant le règne du rock et de la mode.
C’est peu dire que la biographe ne cède pas à la complaisance vis-à-vis de son personnage au fur et à mesure qu’elle le sort de l’ombre. Figure maintes fois abordée par Dalí dans ses tableaux – du portrait « avec deux côtelettes d’agneau sur son épaule » (1933) à La Madone de Port Lligat (1951) en passant par Leda Atomica en 1949 –, Gala fut, du propre aveu du peintre catalan, son modèle « dominant ». Et peut-être autant, sinon davantage que sa muse, son manageur. Dominique Bona esquisse ainsi en filigrane le profil d’une redoutable femme d’affaires. Appliquée d’abord à la promotion de son poulain, Gala organise une existence qui en ménage les caprices tout en prenant le contrôle des relations avec ses clients, négociant les commandes et les contrats publicitaires pour des fourrures, des voitures, ou du chewing-gum. Lorsque, en 1942, Breton lance l’anagramme « Avida Dollars », n’est-ce pas elle, au fond, qui se trouve visée par cet anathème ? « De retour dans la vieille Europe, mais gardant des liens étroits avec l’Amérique, l’entreprise Dalí dépasse largement le cadre de la peinture. Elle est devenue une véritable affaire industrielle qui implique le travail de centaines de gens », note Dominique Bona. Cette réussite doit autant au génie marchand de l’inventeur des Montres molles qu’à l’âpreté de sa partenaire, toujours hantée par le spectre de la maladie et du manque d’argent. À la lumière de cette biographie, c’est en effet bien elle qui semble avoir joué un rôle de premier plan, non seulement dans le développement de la carrière artistique de son époux, mais aussi dans l’établissement des règles d’un marché de l’art encore balbutiant après guerre.
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Gala, la muse implacable
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Gala, la muse implacable