Parti pris

Expositions duelles : dialogue d’artistes

Le Journal des Arts

Le 4 avril 2003 - 1597 mots

Après “Turner et Le Lorrain”?, “Manet-Vélasquez”? et “Matisse-Picasso”? (1), Blandine Chavanne, directrice du Musée des beaux-arts de Nancy, revient sur le phénomène de l’exposition duelle, qui recueille l’adhésion du grand public comme des chercheurs. Ce type d’exposition permet une mise en valeur des recherches communes à deux artistes, dont le meilleur exemple est sans doute le couple Picasso-Braque (Museum of Modern Art, New York, 1989), confrontation qui montrait le dialogue fécond conduisant l’un et l’autre à l’invention même du cubisme. À l’opposé, l’exposition “Matisse-Picasso”? à l’automne 2002 au Grand Palais, révélait la distance irréductible entre les deux univers.

Les expositions temporaires peuvent se diviser en trois grandes familles : monographiques, thématiques ou comparatives. Si, pour l’historien de l’art, les expositions monographiques permettent souvent d’approfondir la connaissance et la carrière d’un artiste, pour le grand public, cet exercice peut parfois paraître un peu austère lorsque l’étude porte sur un artiste dont la notoriété est restée confidentielle. L’exposition thématique est certainement le genre le plus séduisant pour le public, car il ne fait pas appel à des notions d’histoire de l’art mais propose une lecture iconographique des œuvres. Cependant, les expositions qui mettent en présence deux artistes semblent bénéficier, aujourd’hui, d’un attrait tout particulier. Ainsi, “Manet-Vélasquez” ou “Picasso-Matisse” ont attiré un public nombreux et curieux. Ces expositions permettent une approche des œuvres à partir de plusieurs critères, historiques, stylistiques et parfois iconographiques.
Dans l’exposition “Turner et Le Lorrain”, qui vient de s’achever au Musée des beaux-arts de Nancy, c’est le regard qu’un artiste porte sur un maître du passé qui est le fil conducteur de toute l’exposition. Durant les cinquante années de la carrière de Turner, l’œuvre du Lorrain, que l’on retrouve en toile de fond de ses compositions, reste une référence pour l’artiste. C’est le peintre lui-même qui nous a indiqué l’importance de Claude Gellée dans la genèse de son œuvre en léguant à la National Gallery de Londres deux tableaux, Didon faisant construire Carthage et Soleil levant à travers la brume avec, comme seule contrainte, l’obligation d’être présentés en permanence en regard de deux œuvres du Lorrain, Port de mer avec l’embarquement de la reine de Saba, Le Mariage d’Isaac et Rebecca. Dès les premiers carnets à dessins de William Turner, conservés à la Tate de Londres, l’artiste copie Claude Gellée, dont tant d’œuvres sont conservées en Angleterre. L’exposition montrait à quel point les Anglais ont admiré un Lorrain différent de celui collectionné en France. En effet, le tableau Jacob rencontrant Laban et ses filles (2) présente une composition où le paysage est le sujet principal. C’est cet idéal classique, où les morceaux de nature sont recomposés pour former un univers arcadien, que Turner va étudier. La construction claudienne, qu’il va instrumentaliser au profit de son idée du paysage, retient tout particulièrement son attention. Le rôle de l’arbre, placé au deux tiers de la composition, permet de partager le tableau en deux mondes différents, l’un architecturé et l’autre où le regard est emporté vers un paysage sans fin dans lequel l’horizon rejoint une nature vierge et sauvage, des montagnes enneigées. La construction classique va permettre à Turner de magnifier les sites et les éléments qu’il dépeint. La violence des éléments et le chaos des paysages montagneux sont présentés dans toute leur force grâce à l’utilisation savante de la mise en page classique. C’est ainsi que, pas à pas, dans cette exposition où l’œuvre du Lorrain est présentée pour ponctuer l’évolution de celle de Turner, nous suivons et découvrons les recherches artistiques du peintre anglais. Faire dialoguer ces deux œuvres, que deux siècles séparent, permet de relire sous un angle précis un aspect commun aux deux artistes.

Au cœur des ateliers
Lorsque le Musée d’Orsay ouvre, à l’automne 2002, “Manet-Vélasquez”, c’est tout un pan de notre histoire nationale qui est convoquée. En effet, la Galerie espagnole de Louis-Philippe a marqué d’une façon profonde la formation des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Evoquer cet ensemble à l’aide de quelques tableaux majeurs de Vélasquez, Murillo, Ribera ou Zurbarán, et montrer ensuite les principaux artistes influencés par ces œuvres, Delacroix, Courbet, Millet, Degas, permet de souligner l’importance de l’environnement artistique dans la formation du regard des artistes.
Lorsqu’en 1989 le Musée d’art moderne de New York organise l’exposition “Braque et Picasso, 1907-1914”, les travaux présentés tentent d’approcher au plus près le processus d’invention du cubisme. Lors de sa première visite dans l’atelier de Picasso en 1907, Braque sera tout de suite séduit par Picasso et une très forte amitié va naître entre les deux hommes, qui ne cesseront de travailler ensemble durant deux ans, partageant leurs découvertes, se stimulant, s’encourageant, se provoquant. Seule la guerre, sept ans plus tard, séparera les deux artistes. Dans l’exposition, nous participions à l’invention du cubisme, suivant pas à pas l’évolution du travail, participant à la mise en place d’un nouveau regard, découvrant les multiples points de vue qui permettaient aux artistes de porter un œil neuf sur un visage, les objets du quotidien : bouteille, journal, compotier, etc. Parfois, il semblait que chacun tenta de peindre comme l’autre, et il devenait difficile d’attribuer telle ou telle œuvre à Braque ou Picasso. Le visiteur était tenté de le faire “à l’œil”, en se fondant sur des critères qui semblaient pouvoir différencier les deux artistes : l’efficacité et l’inventivité de Picasso, la clarté et le classicisme de Braque. L’exercice se révélait très difficile tant le dialogue entre les deux artistes était étroit et fécond. C’est tout particulièrement à travers les papiers collés, technique mise au point à cette époque, que l’on découvre leur manière de travailler. Lorsque Braque invente ce procédé, il est conscient d’avoir trouvé un moyen de composer une œuvre avec une économie de moyens tout à fait remarquable. Picasso adopte immédiatement la technique, qui lui permet une efficacité jamais atteinte. Dans l’exposition, de nombreuses œuvres se répondaient. En effet, les artistes utilisaient les mêmes matériaux, plaçaient des mots ou des phrases, introduisant ainsi des messages privés ou des blagues. Nous étions plongés au cœur des ateliers, suivant pas à pas les défis que se lançaient les deux artistes. Une telle confrontation nous invite à participer à un moment exceptionnel de création. La qualité des œuvres et leur grand nombre, l’étroitesse de la période étudiée conviaient le visiteur à partager les doutes et les découvertes des artistes, à être au cœur de la création d’un nouveau regard.

“Choisir l’univers le plus en harmonie avec nos goûts”
“Matisse-Picasso”, présentée, dans les galeries nationales du Grand Palais, à Paris, durant l’automne 2002, entendait montrer parallèlement la carrière de deux des monstres sacrés de la création du XXe siècle. Cette mise en perspective d’œuvres majeures de l’un et l’autre pouvait paraître vaine ou frustrante pour ceux qui souhaitaient trouver un nouvel éclairage sur l’art de chaque artiste. De fait, si l’exposition proposait de suivre l’évolution des carrières respectives à travers de grands thèmes et de façon chronologique, il n’était pas possible d’approfondir l’ensemble des recherches ayant occupé chacun des protagonistes. L’idée de la confrontation avait déjà provoqué l’enthousiasme de Guillaume Apollinaire, lorsqu’en janvier 1918 le marchand Paul Guillaume ouvre sa galerie par une exposition associant Matisse et Picasso. Déjà, le poète soulignait que tout séparait les deux artistes : origine, tempérament, palette, dessin, etc. Si l’on ne peut pas parler réellement de dialogue, il est cependant possible de discerner, à travers leurs recherches propres, le poids de l’histoire contemporaine, du contexte chaotique qui a traversé tout le siècle. Certes, chacun connaissait le travail de l’autre, mais il ne semble pas que les solutions plastiques données par l’un aient infléchi les grandes lignes directrices de l’autre. Toute l’exposition montrait à quel point le monde de Picasso était éloigné de celui de Matisse et réciproquement. Ainsi, chaque visiteur pouvait décider de choisir l’univers le plus en harmonie avec ses goûts. Car, en effet, il était difficile d’appliquer des critères de qualité, les œuvres choisies étant remarquables pour des raisons très différentes.
Ainsi, les expositions confrontant deux artistes permettent souvent de mettre en lumière l’acte créateur au moment même de son élaboration. Sans doute est-ce le sujet le plus énigmatique et le plus fascinant. À quel moment passe-t-on de la copie d’un maître ancien à la création ? Quel élément fait basculer dans un monde nouveau ? Quel est l’engagement d’un artiste dans l’histoire contemporaine ? Toutes ces questions, auxquelles nous pouvons facilement répondre avec le recul du temps, prennent une acuité toute particulière lorsque nous pouvons les présenter avec les œuvres elles-mêmes, car alors il est évident que les réponses sont multiples et les solutions nombreuses. Le mystère de l’acte créateur ne se dévoile jamais complètement. En effet, quelques éléments du dialogue entre Braque et Picasso ont pu être livrés lors de l’exposition sur la période cubiste, car la période étudiée était très courte, et la densité de la production et des inventions permettait réellement la prise en compte du travail effectué. Cependant, il est rare que l’on puisse isoler ainsi un moment de l’histoire de l’art. En effet, lors de leur formation, les artistes sont soumis à d’innombrables influences et, souvent, leur évolution stylistique s’étire sur toute leur carrière. Il reste néanmoins toujours très instructif de se concentrer sur un aspect de leur production, tant cela permet de mieux comprendre et appréhender l’acte créateur.

(1) Lire, dans l’ordre d’apparition des expositions, les JdA n° 162, 10 janvier 2003 et n° 155, 27 septembre 2002. Les expositions “Manet et Vélasquez” et “Matisse-Picasso” sont actuellement et respectivement présentées au Metropolitan Museum of Art et au Museum of Modern Art, à New York.
(2) Conservé au château de Petworth depuis 1686.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Expositions duelles : dialogue d’artistes

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