Les régions ont peu à peu vu leurs compétences s’élargir dans le domaine de la culture. Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS, analyse l’évolution de cette intervention.
Le politologue Emmanuel Négrier est directeur de recherche au CNRS à l’université de Montpellier-I. Spécialiste des politiques culturelles, il évoque, pour Le Journal des Arts, les spécificités des politiques culturelles régionales et leurs enjeux à l’heure de la réforme territoriale.
Pourquoi les régions se sont-elles emparées si tardivement des problématiques culturelles ?
Il existait au départ une sorte de contrat implicite dans la décentralisation culturelle à la française : celle-ci ne reposait pas sur un transfert de compétences, comme en Espagne ou en Allemagne. De plus, l’État opérait sa déconcentration uniquement en régions. L’échelle régionale représentait d’abord l’échelle de l’État. La décentralisation en matière culturelle a d’abord concerné les villes et les départements. Mais le système a explosé sur le plan politique quand a été accepté le principe de libre administration des collectivités. La clause de compétence générale s’est alors développée et les régions ont commencé à s’intéresser à la culture, d’abord dans le cadre de partenariats avec l’État. C’est à ce moment que sont apparues, de manière assez incertaine, les politiques culturelles régionales.
Le second acte de la décentralisation, en 2004, transférant certaines compétences culturelles aux régions, n’a t-il pas changé la donne ?
Jusqu’en 2004, la valse-hésitation a été permanente. L’État demandait des cofinancements alors que les régions étaient plutôt réticentes à des charges supplémentaires. Or, depuis 2004, le contexte est différent et la lisibilité moindre. En apparence, les régions se sont légèrement émancipées pour développer des politiques autonomes. En réalité, elles se sont souvent calquées sur un modèle d’origine étatique, malgré quelques petites musiques spécifiques.
Peut-on constater l’existence d’un clivage entre politique culturelle territoriale de gauche et de droite ?
Je ne pense pas qu’on puisse en constater une. Je ne suis pas convaincu par le discours traditionnel affirmant qu’une politique culturelle est plus à gauche lorsqu’elle augmente son budget. D’autant plus que, si ces budgets ont fortement augmenté, de très fortes disparités régionales persistent. Toutefois, avec beaucoup de précaution, il est possible de dire que les politiques de gauche sont plus tournées vers le spectacle vivant que vers le patrimoine. Elles ont aussi le souci de mettre dans le jeu ce qu’il reste des grands mouvements d’éducation populaire.
L’échelon régional est-il pertinent pour piloter une politique culturelle ?
Est-ce une question d’espace ? Pas vraiment. Il n’y a pas de réponse unilatérale à cette question. La question du partenariat est consubstantielle à la politique culturelle à la française. C’est le système contractuel à la française, qui repose sur un encadrement du développement des politiques culturelles grâce à un partenariat avec l’État. Le système permet aux collectivités de développer des politiques culturelles et à l’État de les accompagner. Cela permet d’introduire du tiers dans une relation entre payeur et receveur. Cette logique de partenariat est le moyen de réguler l’administration directe de la culture. L’idée d’une répartition tranchée des compétences me semble une aberration. L’incohérence de l’action publique est une nécessité en démocratie. Elle permet de laisser le jeu ouvert, de ne pas faire croire que l’action publique correspond à des objectifs quantifiés. Le discours sur la cohérence de l’action publique va avec un discours qui sous-tend qu’il n’y a pas d’autre politique possible.
Comment juger aujourd’hui les relations entre État et régions ?
Le dialogue existe, notamment entre les DRAC [directions régionales des Affaires culturelles] et les représentants des régions. Mais, s’il y a des objectifs partagés, chacun obéit à sa propre détermination, qu’il s’agisse de contraintes d’aménagement du territoire ou de préoccupations purement politiques. Néanmoins, je ne souscris pas au cri des professionnels de la culture et des jacobins qui prédisent que la décentralisation ne peut que mener à une politisation de la culture. Ce n’est pas évident car, à mon sens, la politique est hélas en train de s’effacer de la culture. Les professionnels y jouent désormais un rôle exorbitant. J’aime citer cette phrase de mon collègue politologue Philippe Teillet : « Une politique culturelle, c’est faire de la politique avec la culture ». Je ne considère pas la dimension politique comme illégitime. Elle ne doit pas être honnie ! La politique culturelle de Malraux ne peut pas se comprendre sans évoquer la dimension politique de son action.
Pourquoi les politiques culturelles se sont-elles dépolitisées ?
Pour différentes raisons. Au cours des deux dernières années, le pôle majeur de financement de la culture est devenu l’intercommunalité. Or, les élus à la culture y sont souvent des béotiens. Ils n’ont pas d’expérience de la culture et ils n’y viennent que parce qu’ils sont maires et qu’ils n’ont pas le choix. Il me semble que cela correspond aussi au départ à la retraite d’une génération d’élus qui étaient arrivés à la culture par militantisme du combat culturel. Ceux qui les remplacent ne portent plus le même regard. Auparavant, l’élu à la culture disposait d’une certaine marge de manœuvre pour agir. Les acteurs culturels n’étaient pas des professionnels, le secteur n’était pas normé. De ce fait, du point de vue de l’action publique, la culture est devenue moins attractive pour un élu.
La réforme territoriale aura-t-elle les conséquences désastreuses pour la culture annoncées par certains élus ?
À mon sens, la crainte d’une remise en cause de la clause de compétence générale ne tient pas la route. Le problème est ailleurs. Il réside dans la restriction des marges de manœuvre financières. Comment, dès lors, savoir sur quoi concentrer une politique ? Continue-t-on à financer la culture au risque de pressurer fiscalement le citoyen, ou doit-on se limiter aux compétences obligatoires ? Dans ce cas, la collectivité ne serait plus qu’un guichet qui distribue des subsides en fonction de critères établis, ce qui ne permet pas de mener une politique publique. C’est le vrai dilemme dans lequel se trouvent aujourd’hui les élus. La question n’est pas de savoir s’ils vont réduire ou pas leurs financements – puisqu’ils le font déjà –, mais plutôt comment. Plusieurs décisions peuvent être prises : serrer la vis aux « grosses machines » ou, au contraire, aux petites, imputer la baisse à tous, ou encore choisir de sacrifier un secteur, comme les arts plastiques ou les festivals. Pour l’heure, tout cela ne me semble pas tellement explicite.
Les collectivités fuient-elles leurs responsabilités en refusant de trancher ?
L’État n’est pas pour rien dans cette situation ! Les collectivités n’ont pas le droit au déficit, du coup, elles représentent un vaste secteur d’économies possibles pour un État très endetté. Ce dernier fait peser la rigueur budgétaire sur les collectivités. Or, ce sont les collectivités qui sont en dialogue direct avec les gens. Ce sont donc elles qui vont devoir dire non, ce qui est très délicat sur le plan politique. Comment faire peser sur vos électeurs des décisions qui ne sont pas de votre fait ?
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Entretien avec Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°319 du 19 février 2010, avec le titre suivant : Entretien avec Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS