« Êtes-vous prêts pour l’an 2000 ? » Ce type de slogan, que l’on voit fleurir un peu partout en Europe, n’est guère de mise en Suisse. L’an 2000 ne semble inspirer aucune vocation, aucune célébration nationale, aucune manifestation d’envergure dédiée au nouveau millénaire. L’explication est simple. Tout le monde attendait 2001 et son exposition phare : Expo.01, le grand chantier qui concentrait l’attention de tous les responsables culturels. Mais le grand happening, dont le coût est estimé à 6 milliards de francs français, vient d’être reporté d’un an à la suite de difficultés d’organisation et de problèmes financiers. Il faudra donc patienter jusqu’à Expo.02.
Baptisée tout d’abord “Expo 2001”, puis “Expo.01” pour mieux souligner l’esprit de renouveau, cette manifestation est en chantier depuis plus de cinq ans et constitue un véritable condensé des aspirations d’un pays en quête d’identité. La dernière exposition nationale s’était tenue à Lausanne en 1964. Elle avait eu un impact immense au sein de la population. Chaque visiteur se souvient encore – la larme à l’œil – des machines magiques de Tinguely, de la forêt de drapeaux formée par l’ensemble des communes suisses, du mésoscaphe de l’ingénieur Piccard qui emmenait quelques privilégiés au fond du lac Léman, des prouesses technologiques de certaines mécaniques qui devaient confirmer à la face du monde la qualité du Swiss made.
À l’Exposition universelle de Séville, en 1992, l’artiste Ben martelait un slogan sur les murs du pavillon national : “La Suisse n’existe pas”. Les autorités fédérales et les médias en restèrent bouche bée, tandis que les historiens rappelaient que la Suisse n’avait jamais été un État unitaire, une nation bâtie sur une langue, voire une culture commune. La légitimité de la Suisse repose en effet sur le concept de “Willensnation”, c’est-à-dire une nation cimentée par la volonté (Wille) des individus et non par des affinités culturelles, linguistiques et religieuses. Ce concept a toujours été appliqué pour mobiliser les Suisses, en leur rappelant que le fondement de leur État n’est pas inébranlable. Il refait surface dans les périodes de crise, voire de menace, par exemple sous la forme d’une exposition nationale destinée à régénérer le capital de confiance. Les précédentes expositions ont eu lieu à Zurich en 1883 et à Genève en 1896, pendant une période de marasme économique ; à Berne en 1914 et à Zurich en 1939, à l’aube des guerres mondiales ; enfin à Lausanne, en 1964, dans une ambiance que l’historien Max Imboden a qualifié de “malaise suisse”.
L’identité suisse anémiée, mise à mal, une réaction s’imposait. Il fallait une manifestation d’envergure apte à fédérer un peuple autour d’un projet commun : ce sera la sixième exposition nationale, “Expo.01”. Première exigence : pas question d’une manifestation helvético-suisse nombriliste, ni d’un autoportrait technocratique. Il s’agira au contraire, pour reprendre les termes des organisateurs, “d’une exposition nationale à rayonnement international, d’une fête d’une durée de six mois qui permettra à la Suisse de se révéler à elle-même sous un jour nouveau. Expo.01 mettra en lumière les opportunités qu’offre l’avenir mais aussi les difficultés qu’il promet. Imaginons une Suisse qui ne se considère pas comme exceptionnelle, mais disposée à vivre une aventure exceptionnelle”. Le contenu d’Expo.01 se base sur une série de dix questions du type : “De quoi sera faite l’ère postindustrielle ? Quels sont nos points de repère dans un monde de plus en plus complexe ? À quoi ressemblera le travail, demain ? Quelles sont les leçons que nous devons apprendre d’urgence sur la nature et la civilisation ? Quels sont les nouveaux conflits sociaux qui nous menacent ?”, etc.
Les “arteplages”, ou aires d’exposition d’Expo.01, seront situés à Bienne, Morat, Neuchâtel et Yverdon. Implantés sur les rives de trois lacs – Bienne, Morat, Neuchâtel –, ils comporteront deux parties : un “expoparc” bâti sur la terre ferme et un “forum” sur l’eau. L’arteplage mobile du Jura, quant à lui, est conçu comme une scène flottante destinée à se déplacer entre les arteplages fixes et à s‘y amarrer tour à tour. Chaque arteplage possède une dialectique propre qui détermine son caractère architectonique. Chacun d’entre eux a donc son identité, tout en étant une pièce du grand puzzle que les organisateurs n’hésitent pas à nommer “l’œuvre d’art globale Expo.01”. “Pouvoir et liberté”, à Bienne. “L’instant et l’éternel”, à Morat. “Nature et artifice”, à Neuchâtel. “L’univers et moi”, à Yverdon-les-Bains. “Sens et mouvance” sur l’arteplage mobile du canton du Jura. Ces “dialectiques”, ainsi que les dix questions sur l’avenir formeraient “une trame à partir de laquelle il est possible d’aborder tous les sujets”. L’ensemble forme une unité de 400 000 m2, destinée à accueillir six millions de visiteurs.
Le projet est donc ambitieux. Il est également audacieux. Les 80 % du financement doivent être assurés par des fonds privés. Le comité directeur lance en 1996 un concours d’idées qui rencontre un enthousiasme considérable. Dans toutes les chaumières, dans tous les chalets, chacun s’improvise dramaturge, cinéaste, metteur en scène.
Pipilotti Rist, directrice artistique
Les idées fusent, mais peu, quelques dizaines, rencontrent l’approbation du jury. On confie la direction artistique à Pipilotti Rist, qui devient du jour au lendemain une star nationale. Selon la vidéaste, l’exposition devait se concevoir comme une sculpture collective, organique. L’arteplage d’Yverdon, par exemple, est dominé par la sensualité, la sexualité et la spiritualité. Morceaux choisis : “Des paysagistes hollandais créeront des buttes en terre colorées avec des fleurs qui changeront au fil des mois. Quand vous arriverez dans cette zone réservée aux spectacles, de grandes bouches sensuelles vous parleront. Au bord du lac, un long tube en plexi vous désorientera avant de vous projeter dans le... nuage. Cette plate-forme est en fait soutenue par des pieux et enveloppée d’une membrane en PVC. Tout autour, un système d’arrosage sophistiqué fabriquera de la buée et vous donnera le sentiment d’être dans ce nuage. Une rampe hélicoïdale peuplée d’immenses yeux vous amènera au septième ciel, au sommet du nuage. Une petite faim ? Rejoignez le “spermatozoïde” (à droite du nuage), un bac transparent plongé dans l’eau.”
La Suisse est traversée d’un frémissement, d’une énergie naissante, d’une conviction que “maintenant, la Suisse existe”. Le réveil sera brutal. En décembre 1998, pressentant les dangers à venir, Pipilotti Rist claque la porte et provoque une série de démissions en chaîne. Le rêve se fissure. Les ingénieurs relayent les architectes. Les culturels remplacent les artistes. La phase de réalisation est entamée dans un climat d’incertitude totale. Sur les 70 projets prévus, seule une petite dizaine est en voie de réalisation. L’argent manque, les sponsors se font attendre. Les politiciens reculent, méfiants. L’économie exige du concret. La presse parle d’Expo.01 comme d’”un miroir brisé de la nation” (Neue Luzerner Zeitung) et constate, gênée, “qu’un des pays les plus riches du monde est incapable de réaliser une exposition sur lui-même” (Tages-Anzeiger).
Face à de telles difficultés, la direction de l’exposition décide de mandater les sociétés Hayek Engineering et Swatch Group afin d’établir un audit : coût, délais, financement et structure d’Expo.01. Les conclusions du “rapport Hayek” confirment la faisabilité de la manifestation, mais soulignent les erreurs de management commises par le comité directeur.
Le Conseil fédéral se réunit le 4 octobre et décide de reporter la manifestation d’un an : on parlera désormais d’Expo.02. Il propose au Parlement de dégager un crédit additionnel d’un milliard de francs français, à condition que le secteur privé alloue le même montant. La direction d’Expo.02 doit en outre revoir les coûts en réduisant l’ampleur de la manifestation. Si ces conditions ne sont pas remplies d’ici la fin de l’année, le Conseil fédéral pourrait décider d’abandonner le projet. On s’achemine donc vers une “épreuve de vérité” qui révélera si la Suisse, selon les termes des organisateurs, préférera “l’extraordinaire à l’ordinaire”.
Interrogé sur la viabilité de cette exposition nationale, Harald Szeemann répond : “Il y a toujours eu des crises avant un grand événement. Mais il faut faire cette exposition ; non pas pour reconstruire une identité – celle-ci est détruite pour longtemps –, mais pour démontrer que l’on existe au-delà des histoires sales, des torts, des mensonges, des révélations, des petitesses de toute sorte, des nains qui gèrent mal ce qui pourrait encore être un modèle de créativité.” La Suisse peut-elle célébrer quelque chose ? “La Suisse comme nation, pays, patrie n’a rien à célébrer quant au passé, qui a perdu toutes ses auréoles. Le présent n’est pas fameux, à part les arts qui se portent très bien. Reste le futur. J’ai toujours soutenu qu’il faut changer la Suisse en Fondation.”
L’an 2000, malgré tout
Si la Suisse ne prévoit aucune célébration millénariste – “que pourrait donc fêter la Suisse ?”, se demandent en cœur les responsables de musées contactés –, il n’en demeure pas moins que l’année 2000 sera riche en manifestations : Rothko à la Fondation Beyeler (20 juin-22 octobre), Ilya Kabakov au Kunsthaus de Berne (24 mars-28 mai), Van Gogh à la Fondation Gianadda de Martigny (21 juin-26 novembre), “Le siècle du corps” – 600 images qui retracent l’histoire du corps dans la photographie – au Musée de l’Élysée à Lausanne (3 février-12 juin et 12 octobre 2000-7 janvier 2001). Au Kunsthaus de Zurich, on prévoit des expositions telles que Cézanne (5 mai-30 juillet) et Andy Warhol (novembre-décembre), mais un effort a particulièrement porté sur le changement même du millénaire : ainsi, l’exposition “Fin du monde” d’Harald Szeemann (jusqu’au 7 novembre), qui traite de l’Apocalypse et des catastrophes du futur, et “Sculpture 2000” de Walter de Maria, réactivation d’une installation de 2 000 bâtons en plâtre blanc créée pour le musée en 1992 (27 novembre-16 janvier).
L’an 2000 verra également la mise sur pied à Bienne de la 10e Exposition suisse de sculpture (17 juin-30 août). La première édition de cette manifestation, pionnière dans sa volonté de montrer l’art dans l’espace public, remonte à 1954. Baptisée “Transfert”, elle invite une quarantaine d’artistes internationaux à élaborer des œuvres dialoguant avec le contexte urbain. Vitrines, trottoirs, signalisations, journaux, affiches, toits, voitures, horloges... les artistes vont se glisser dans les infrastructures de la ville et s’interroger sur la capacité de l’art à s’infiltrer dans notre quotidien. “Transfert” questionne également la notion de temporalité : “Combien de temps dure une exposition ? Quand est-elle activée ? Au moment de sa conception, de sa production, de son vernissage ? Y a-t-il un avant, un pendant, un après exposition ? La notion de temps, de processus est au cœur des démarches artistiques actuelles. Curieusement, le public est invariablement convié à découvrir les œuvres le jour du vernissage. Mis en quelque sorte au pied du mur, il ne peut que constater un résultat. Qu’en est-il de l’exposition dans la ville, dans un espace sillonné par les flux, fragmenté en zones, métamorphosé par de constants mouvements de relais ? Un paradoxe émerge : comment concilier les notions de processus, de circulation avec celles de l’exposition telle qu’elle est encore pratiquée ?”.
À Genève, Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain (Mamco), se réjouit d’annoncer que son musée inaugure, dès janvier 2000, un cycle intitulé “Vivement 2002”. “Le but, explique-t-il, est d’échapper à toutes les célébrations qui s’annoncent. Il ne faut être prisonnier d’aucune forme de millénarisme. Tout ce qui se glisse dans les coulisses du présent se trompe de cible. On peut commémorer l’histoire, mais célébrer le présent est une illusion d’optique, un faux-semblant. La fin d’un calendrier est une échéance ; elle ne produit pas de sens. Et il faut bien être conscient que les ruptures de l’histoire, comme les expositions clefs de ce siècle, n’ont pas attendu le calendrier. On peut parler d’Euro-logo-centrisme : on s’extasie avec un calendrier qui n’est même pas partagé par la moitié de la planète. L’an 2000 est-il devant ou derrière nous ? Je pense qu’en art, par exemple, le changement s’est déjà opéré. Le XIXe siècle s’est à mon avis prolongé jusque dans les années soixante-dix. L’effet “rétroviseur” du projet moderniste, mélange de rétroaction et de projection, s’est de plus en plus affaibli. Un changement radical s’est opéré entre 1988 et 1992 : l’art ne s’écrit plus au sein d’un groupe, d’une bande partageant un projet commun, une vision globale de l’histoire, mais participe d’une logique de famille. Faire de l’art est devenu un pis-aller. Les artistes aiment avant tout la musique, les images mobiles, les jeux vidéos.” L’art n’est alors qu’une plate-forme permettant à ces divers modes d’expression de coexister, de se nourrir de correspondances dans un champ toujours réinventé.
Toujours à Genève, l’artiste Gianni Motti a trouvé l’antidote à cet insupportable compte à rebours avant le fameux Jour J que l’on nous assène quotidiennement. Il a mis au point une horloge (Big Crunch Clock, 1999) égrenant les secondes qui nous séparent de l’explosion du soleil, dans quelque 5 milliards d’années. L’horloge est alimentée par l’énergie solaire, cette même énergie qui détruira notre planète et mettra fin à nos obsessions millénaristes.
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En Suisse, le troisième millénaire sera célébré à partir de 2002
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°91 du 22 octobre 1999, avec le titre suivant : En Suisse, le troisième millénaire sera célébré à partir de 2002