Entretien

Emmanuel Demarcy-Mota : « Le théâtre est un lieu plastique »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 23 février 2012 - 1810 mots

Le metteur en scène, qui a refusé la direction du Festival d’Avignon pour rester à la tête du Théâtre de la Ville de Paris, prépare la prochaine édition du Festival d’automne.

Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » Cette tirade du Cid convient parfaitement à cet acteur, dramaturge et metteur en scène français, qui fut le plus jeune directeur d’un centre dramatique national, celui de Reims, et qui est actuellement le plus jeune patron du Théâtre de la Ville.

L’œil : Un père auteur, metteur en scène et poète ; une mère comédienne. Vous avez grandi dans un univers totalement artistique…
Emmanuel Demarcy-Mota : Mon enfance a en effet été marquée par des influences artistiques multiples, une galaxie également riche d’une double culture, avec un père français, une mère portugaise. J’ai, dès mon plus jeune âge, baigné dans les deux langues, ce qui m’a certainement donné le goût des mots et des sonorités. Il y a une dimension visuelle du langage, qui n’est pas liée aux images qu’il véhicule mais à ses phonèmes. Ce plaisir de travailler les sons, les mots s’exprime dans les arts de la scène mais aussi aujourd’hui dans les arts plastiques, porté par des artistes qui interrogent les frontières de leur discipline.

L’œil : Cette double culture vous a-t-elle incité, très jeune, à vous affranchir des frontières ?
E. D.-M. : Probablement. L’étranger est un vecteur puissant de rencontres, de découvertes. Après la révolution des Œillets en 1974 au Portugal, la participation des artistes a été très importante dans la société. Il y avait un bouillonnement artistique, on assistait à la naissance d’une démocratie. Grâce à mes parents, j’ai côtoyé dès l’enfance toutes sortes d’artistes, comme Maria Elena Vieira da Silva, une peintre portugaise de l’École de Paris, le chanteur révolutionnaire José Afonso, mais aussi des écrivains, des musiciens.

Nous passions du temps dans les galeries et à la Fondation Gulbenkian, un lieu de modernité exceptionnel qui m’a familiarisé avec la sculpture, les installations, où je me souviens avoir découvert enfant Le Naufrage du Minotaure de Turner. De grandes figures du théâtre, de la danse, des arts plastiques y « accueillaient » véritablement les enfants et les adolescents. Cela correspondait à une utopie. Cette approche existe moins aujourd’hui. Au Portugal  : dans le monde des arts et des musées, la place faite à l’enfant et à l’adolescent a régressé ; en France, elle est à nouveau interrogée.

L’œil : Une fondation qui faisait face au Teatro A Comuna de votre oncle, João Mota ?
E. D.-M. : Oui et des passerelles existaient entre eux. J’aimais ce théâtre-fabrique, lieu d’un grand collectif d’artistes. Je pouvais y suivre l’évolution de la création, les questionnements des collectifs qui interrogeaient la place du corps de l’artiste dans l’espace, la dimension visuelle du jeu... À Paris, les Bouffes du Nord, le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, la Cartoucherie de Vincennes avaient des réflexions communes. Tout sauf figées, ces salles avaient un rapport aux œuvres de l’ordre de l’installation, cassant par exemple la relation frontale entre la scène et le public.

L’œil : Quels autres lieux culturels restent gravés dans vos souvenirs d’enfant ?
E. D.-M. : J’ai étudié à Paris, mais pour moi le temps passé au Portugal a souvent été lié aux arts, et c’est toujours vrai aujourd’hui. Adolescent, j’aimais à Paris me rendre au Musée Rodin, car j’étais sensible à la sensualité dégagée par la pierre, la matière, comme celle de La Danaïde. À Lisbonne, j’appréciais le Musée national d’art ancien, où j’ai découvert les peintures de Jérôme Bosch : l’inventivité de ces personnages extraordinaires, le temps que l’on pouvait consacrer à leurs moindres détails.

Je regrette que dans les musées on ne puisse rester davantage à contempler les œuvres. On a rarement le temps de s’en imprégner, car il y a souvent beaucoup de choses à voir, et la circulation est organisée de telle manière que l’on ne peut s’attarder. Prenez un tableau de Bruegel : il y a un tel imaginaire dans la composition, les situations, ces scènes de la vie qui dépassent le réalisme !

L’œil : Vous avez fondé une compagnie de théâtre dès le lycée et, après des études de philo et de théâtre, vous dirigez à 30 ans la Comédie de Reims puis, à 37 ans, le Théâtre de la Ville. Au cours de votre carrière, avez-vous fait appel à des artistes plasticiens ?
E. D.-M. : Bob Wilson, par exemple, que j’ai été heureux d’inviter au Théâtre de la Ville avec le Berliner Ensemble ! Il a certainement réinventé le regard porté sur le théâtre : la construction de la profondeur de champ, le surdimensionnement de certains objets, l’alliance entre les émissions de sons produites par les acteurs et la scénographie du spectacle…

Quand j’ai commencé, je n’avais pas de scénographe et j’ai tenté de dessiner les décors, de construire les espaces que j’imaginais sous forme de maquettes. J’ai vite pris conscience que l’évolution des comédiens dans l’espace n’est pas aléatoire. La dimension visuelle de mes spectacles, je l’ai toujours cherchée, travaillant la lumière, rasante, à contre-jour, m’inspirant de tableaux, de photos, d’éléments architecturaux, de revues d’art. De Chirico est un peintre qui m’a longtemps fasciné par ses constructions et son travail sur les perspectives.

L’œil : Y a-t-il toujours autant de livres et de documents qui traînent dans votre bureau ?
E. D.-M. : En permanence, effectivement. En ce moment, je feuillette souvent le livre Detroit, vestiges du rêve américain, qui montre des façades délabrées, des photos d’espaces détruits par le temps ou les traces de l’histoire, ce sont des sources d’inspiration très fortes, de fabuleux décors bien réels. Quand j’ai travaillé sur Rhinocéros d’Eugène Ionesco, je me suis plongé dans les dessins du cinéaste Tim Burton, dans son bestiaire imaginaire, dans les portraits de Francis Bacon, son travail sur l’effacement des traits, les visages rongés, floutés, grattés jusqu’à faire surgir autre chose, comme un écho animal.

L’œil : Vous avez la réputation d’être un homme de passerelles, entre les arts et, aussi, entre les institutions ?
E. D.-M. : Je me suis toujours intéressé à la transversalité entre les arts, à l’idée que les arts sont frères quand les hommes ne le sont pas toujours, et j’ai développé les partenariats entre des lieux parisiens divers, comme le 104, la Gaîté Lyrique, le Théâtre Monfort, pour favoriser la circulation des artistes et l’élargissement des publics. C’est certainement pour cela que je suis heureux de prendre les rênes du Festival d’automne, un événement pluridisciplinaire qui se déroule dans une trentaine de lieux et qui préfigure bien les coopérations à inventer dans le cadre du Grand Paris.

Lors du dernier festival, par exemple, l’artiste Anri Sala, choisi pour représenter la France à la Biennale de Venise en 2013, a évoqué le siège de Sarajevo au Centre Pompidou, tandis que le Suisse Christoph Marthaler a reconstitué un camp de base subpolaire au Théâtre de la Ville…

L’œil : Quelle est l’image du Théâtre de la Ville sur la place de Paris ?
E. D.-M. : Il est aujourd’hui identifié comme un lieu de grande modernité et d’ouverture. Je crois. Merce Cunningham, Pina Bausch y ont été programmés et Bob Wilson, Joseph Nadj, Boris Charmatz ou encore Christian Rizzo et VA Wölfi-Neuer Tanz s’y produisent régulièrement. Nous avons produit le spectacle que Patrice Chéreau a monté au Louvre, avant de le présenter au Théâtre de la Ville où nous avons reconstitué le salon Denon. Ce metteur en scène a un rapport aux arts plastiques très fort. Avec Henri Loyrette, président du Louvre, nous réfléchissons à des projets communs, et il en va de même avec le Centre Pompidou.

L’œil : Quelle est la ligne de force de la saison actuelle ?
E. D.-M. : L’autre. L’étrange, le fantastique, le réel et l’irréel. Car rien d’humain ni rien d’inhumain ne devrait être étranger au théâtre : signe d’un certain retour au surréalisme, auquel nous devons tant d’œuvres picturales, sculpturales, littéraires et poétiques, et qui a tant réveillé les arts avant et après la monstrueuse Seconde Guerre mondiale.

L’œil : Comment naissent ces projets ?
E. D.-M. : Souvent d’une rencontre. C’est pourquoi j’aime décloisonner. Déjà à Reims, j’avais créé Scènes d’Europe, une manifestation qui investissait des hangars désaffectés, conviait des plasticiens en résidence, lesquels développaient des projets en lien avec les spectacles préparés. Généralement, les directeurs de théâtre restent trop dans leur bulle, et de même les arts de la scène sont méconnus de beaucoup de plasticiens. Pourquoi se priver de la diversité d’expressions existant dans toutes les disciplines ? À la dernière Quadriennale de Prague, il y avait une étonnante installation du chorégraphe Joseph Nadj que le public ne pouvait regarder qu’à travers des fenêtres. Le théâtre est à la fois un lieu de parole et un lieu plastique.

L’œil : Achetez-vous des œuvres d’art ?
E. D.-M. : Je détiens quelques tableaux contemporains d’artistes portugais, brésiliens, africains. Jusqu’ici, je n’aimais pas trop posséder, c’était le temps de la construction. Aujourd’hui, je commence à ressentir la nécessité de prendre le temps d’avoir des choses à moi.

L’œil : Quelle œuvre vous a récemment le plus touché ?
E. D.-M. : L’été dernier, j’ai visité avec intérêt les installations du festival international 11 Rooms, au Musée d’art moderne de Manchester, notamment la pièce où John Baldessari retrace la chronologie des événements qui ont conduit à l’impossibilité d’exposer un vrai cadavre humain pour reconstituer la mort du Christ. C’est une idée folle et qui peut diviser, qui échoue en tout cas après des mois de négociations et de discussions. L’artiste se retrouve donc à quelques jours de l’ouverture de l’exposition sans rien à montrer et a l’idée incroyable de coller sur les murs de la pièce vide l’ensemble des échanges (mails…) avec les autorités, des philosophes ou des scientifiques qui ont abouti à cet échec. Cela devient du même coup une réflexion puissante sur l’art et sur la mort. Mais j’ai aussi été fasciné par Anish Kapoor, son appréhension de l’espace, lors de Monumenta au Grand Palais, et par The Clock de Christian Marclay, à Beaubourg, pour son rapport au temps…

L’œil : La culture a-t-elle suffisamment de place dans les débats de la campagne présidentielle ?
E. D.-M. : Non. En ces temps de crise, il est surprenant de voir à quel point la culture est pour l’instant absente des débats. Il faut que les hommes politiques, les artistes, les professionnels ne la réduisent pas éternellement à des questions d’argent. La culture, ce n’est pas qu’un supplément d’âme, elle participe à l’évolution en profondeur de la société, à la transformation d’une ville, elle en est l’une des richesses. La question de l’éducation artistique est centrale aussi, de même que celle de l’articulation entre création et éducation culturelle. Le tout est de savoir si la République assume ou non sa responsabilité envers les arts. 

Biographie

1970
Naissance à Neuilly-sur-Seine.

1990
Il fonde sa compagnie Le Théâtre des Millefontaines.

1999 
Le Prix de la Révélation théâtrale de l’année lui est décerné.

2002
Il est nommé directeur de la comédie/CDN de Reims.

2012
Assure la direction du Théâtre de la Ville à Paris depuis 2008.

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La Fondation Gulbenkian
Vœu posthume du financier Calouste Gulbenkian, la fondation a ouvert ses portes en 1956 à Lisbonne. Elle abrite une collection d’art, un orchestre ainsi qu’un institut de biomédecine. Elle possède un centre à Paris chargé de promouvoir la culture portugaise et de soutenir la création artistique européenne. Celui-ci présente jusqu’au 1er avril une exposition de Paula Rego, artiste britannique née en 1935 à Lisbonne, qui puise son inspiration dans son enfance passée au Portugal.

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Une pièce de Vitrac programmée en mars
Du 6 au 24 mars, le théâtre surréaliste de Roger Vitrac revit sur la scène du Théâtre de la Ville dans une mise en scène de son directeur Emmanuel Demarcy-Mota. Victor ou les enfants au pouvoir avait été montée la première fois en 1928 par Antonin Artaud et l’auteur lui-même. Ils venaient tous deux de quitter le mouvement surréaliste et ouvraient ensemble le Théâtre Alfred-Jarry à Paris. Dans cette pièce, une critique de la bourgeoisie inspirée de Feydeau, Vitrac introduit un sens de l’absurde qui annonce Ionesco.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°644 du 1 mars 2012, avec le titre suivant : Emmanuel Demarcy-Mota : « Le théâtre est un lieu plastique »

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