Elle a rendu leur nom aux modèles de Van Gogh

Paru en 2017 chez Actes Sud, le livre L’Oreille de Van Gogh de Bernadette Murphy avait suscité l’admiration. Au terme d’une enquête de plusieurs années, cette Irlandaise installée dans un village de Provence avait réussi à mettre au jour l’identité de la supposée prostituée à laquelle, dans la nuit du 23 décembre 1888, le peintre avait apporté l’oreille qu’il venait de se trancher. Retrouvant un dessin du médecin qui l’avait soignée, elle avait aussi mis un terme à l’imprécision concernant la blessure exacte qu’il s’était infligée, découverte qui avait conduit le Musée Van Gogh d’Amsterdam, avec lequel elle est en rapport étroit, à organiser en 2016 l’exposition « Van Gogh : on the Verge of Insanity ». Cette travailleuse acharnée douée d’une grande intuition, vérifiant tout, insistant pour qu’on recherche des documents d’archives qu’on lui disait disparus, était allée jusqu’à ficher la population du quartier qu’habitait Van Gogh.

Il lui restait pourtant quelques questions : comment ce roux à l’accent rocailleux et au nom imprononçable (à Arles, il ne se fit d’ailleurs appeler que Vincent) avait-il réussi à trouver où s’installer dès sa sortie du train venant de Paris, l’après-midi du 20 février 1888 ? Où avait-il déniché les modèles des portraits réalisés dans les mois qui suivirent et qui étaient-ils ? Alors qu’en Provence, « rien ne se fait du jour au lendemain » et qu’on« s’y livre peu aux étrangers », comment ces gens avaient-ils accepté de se faire portraiturer, eux qui n’avaient jamais eu l’occasion de prendre la pose, même pour un photographe ? Dès lors, l’auteur reprit ses recherches pour écrire Le Café de Van Gogh, enquête mais aussi cheminement à la rencontre d’êtres de chair et de sang qu’un peintre a rendus immortels.

Si le postier Joseph Roulin, représenté plusieurs fois, est identifié depuis longtemps, il n’en était pas de même de L’Homme à la pipe conservé à la Fondation Barnes. « Le visage de cet homme me fascinait », raconte Bernadette Murphy qui, comme dans son premier livre, n’a pas choisi d’écrire un essai d’histoire de l’art mais d’entraîner son lecteur dans ses interrogations, ses petites découvertes, ses désillusions parfois et aussi les grandes avancées qui l’ont confortée dans son travail titanesque. Son amour de la Provence, aussi, dont elle décrit à l’occasion le ciel lavé par le mistral ou la quiétude retrouvée après la saison touristique. À la page 85, à l’issue de plusieurs années d’enquête, on apprend l’identité de l’homme à la pipe. Et l’on vient de faire la connaissance de « M. Roger Mathieu, habitant d’Arles, [qui] m’aura aidée à mettre enfin un nom sur le portrait du Fumeur. » M. Mathieu qui l’a bouleversée en disant de son jardin amoureusement entretenu : « Tout ça mourra avec moi. »

Dans la base de données de Bernadette Murphy, « plus de 25 000 personnes sont référencées, ce qui constitue un outil précieux pour mes recherches », raconte-t-elle placidement. Ce sont des habitants d’Arles – ils étaient 13 310 en 1888 – mais aussi leur famille, amis et relations de travail ou d’affaires. Parmi eux, « l’Arlésienne », « la Mousmé », « la Berceuse », « l’Écolier » et ce « Patience Escalier » qu’elle avait identifié dans son premier livre sans disposer d’informations sur lui. En chemin, en historienne de l’art que, dans une autre vie, ses études l’avaient préparée à devenir, elle aborde les conditions de réalisation de ces portraits, la manière dont ils sont parvenus jusqu’à nous et montre comment la touche et la couleur de Van Gogh se libèrent au cours de ces mois arlésiens.