Des chefs-d’œuvre en marge de la Biennale

Dans les galeries aussi, des expositions d’exception

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2002 - 1492 mots

L’incontournable Biennale des antiquaires ne doit pas occulter les expositions exceptionnelles que quelques antiquaires ont su préparer dans le cadre intime de leur galerie : de l’art des mécaniques célestes aux sources du design danois, en passant par de fabuleuses sculptures africaines et des peintures d’Edvard Munch, sans oublier un passage sur le cargo enchanté d’Axel Vervoort. Tels sont les rendez-vous qui méritent le détour.

En marge de la Biennale, cinq événements organisés par des marchands méritent particulièrement de retenir l’attention, à l’exemple de la proposition des Kugel. On ne présente plus Nicolas et Alexis Kugel, la cinquième génération d’une dynastie d’antiquaires, tenant la galerie du même nom. Leurs grandioses expositions sont toujours très appréciées et attendues. La précédente, qui a eu lieu en 2000 et portait sur un ensemble de joyaux de la Renaissance, a attiré environ 11 000 visiteurs. Celle qui nous intéresse nous transporte dans l’histoire des globes célestes et terrestres, des sphères armillaires et mouvantes, et des anneaux astronomiques. Conçus par de grands mathématiciens, horlogers et fabricants d’instruments scientifiques de France, d’Italie, d’Allemagne ou de Flandre, ces quelque cinquante objets précieux d’argent, de cristal, d’ivoire ou de bronze doré – en majorité du XVIe et du XVIIe siècle –, sont pour leur époque  la réalisation la plus élaborée dans la compréhension et la démonstration de l’univers. De plus, ces globes allient perfection technique et beauté formelle. L’exposition s’ouvre sur une petite sphère d’argent datant du IIe siècle av. J.C.- IIIe siècle ap. J.-C., créée d’après le modèle de cosmologie de Ptolémée, et qui serait l’un des trois globes célestes de l’Antiquité à nous être parvenu. La section des globes terrestres est merveilleusement représentée par une belle coupe en forme de globe, appelée “Globuspokal”, en argent et vermeil, réalisée à Zurich vers 1590 par Abraham Gessner, un célèbre orfèvre suisse de la seconde moitié du XVIe siècle. La pièce est ornée de fines gravures figurant le monde connu et dépeignant des monstres et des sirènes de contrées inexplorées. Elle est surmontée d’une sphère armillaire, rare objet fabriqué essentiellement dans un souci éducatif, et qui est considéré comme le summum des instruments scientifiques. La galerie Kugel en présente une dizaine dont un chef-d’œuvre inédit réalisé à Prague en 1594 et signé “Erasmus Habermel”, fabricant de l’empereur Rodolphe II.

Mais le clou de cette exposition demeure l’horloge astronomique la plus complexe de l’histoire de l’horlogerie : son créateur, Antide Janvier, lui consacra onze années de sa vie, de 1789 à 1801. Cette merveille ayant toujours appartenu à des collections privées depuis 1802, elle est présentée aux yeux du public pour la première fois aujourd’hui depuis deux siècles.

Munch, des sculptures africaines et du design danois
La galerie Bellier, acteur marquant du marché de l’art moderne, ouvre un second espace dédié aux activités de conseil et d’expertise, situé à deux pas de l’ex-galerie Charpentier, actuellement siège de Sotheby’s en France. Le nouveau lieu a en outre vocation à organiser des expositions de grande envergure. La première est hors du commun puisqu’elle est consacrée à l’artiste norvégien Edvard Munch qui incarne, selon Luc Bellier, le directeur du nouvel espace Bellier, “dans l’art moderne, l’autre voie que celle de Cézanne ». Fait rarissime, une dizaine d’œuvres de Munch ont été regroupées.
C’est sans doute une occasion inespérée d’enrichissement des collections publiques françaises qui ne recensent à l’heure actuelle qu’un paysage du peintre, conservé au Musée d’Orsay. Aucune peinture majeure de la veine des fameuses scènes tourmentées de Munch ne figure au programme de cette exposition, mais plusieurs toiles de qualité sont à admirer dont un tableau de 1892 de 92 x 72 cm, au chromatisme vibrant avec un bel empâtement, révélant une Femme à sa toilette, ainsi qu’une Nuit d’été, un paysage de 115 x 100 cm de 1902 “admirable et bouleversant quoique relativement paisible, montrant un très beau ciel étoilé à Asgardstrand, le lieu de résidence d’été de Munch”, toujours selon Luc Bellier.

C’est également pour inaugurer une nouvelle galerie plus spacieuse que Bernard Dulon, spécialiste renommé de l’art tribal, a réuni un ensemble de vingt-six œuvres africaines importantes, toutes issues de la collection du sculpteur Arman. Les amateurs apprécieront la qualité de sculpture, la patine, l’ancienneté et la rareté des pièces montrées ainsi que leur prestigieux pedigree. Font notamment partie de l’exposition : deux grandes effigies commémoratives d’un roi et d’une reine Bamiléké du Cameroun de 101 et 106 cm de haut, en bois érodé à patine de terre rouge ; un tabouret royal Luba-Hemba du Congo en bois à patine noire et à caryatide ; un décor sculpté réservé à l’élite dans la société Luba et une statue fétiche Songye du Congo de 71 cm, appelée “nkishi”, en bois à patine rouge, clous de traite, cuivre et matériel fétiche. Cette pièce demeure un objet de sorcellerie des plus fascinants : propriété de tout un village qu’il protégeait, le nkishi, quasiment intouchable lorsqu’il était investi de puissance magique, devait être manipulé au moyen de longues perches en bois glissées sous ses aisselles. Chez les Bakwélé, peuple de la région Gabon-Congo, entretenant d’incessantes rivalités entre chefs de guerre, les masques destinés à des rites incitant à la cohésion sociale avaient un rôle majeur. La galerie Dulon en présente un bel exemplaire de 40 cm en bois partiellement recouvert de kaolin et qui fut collecté in situ vers 1880.

De son côté, Éric Philippe a décidé de remonter aux sources du design scandinave, “cet aspect un peu méconnu des arts décoratifs danois”. Si le néoclassicisme perdure au début du XXe siècle, d’autres influences, chinoises et africaines entre autres, enrichissent les créations de ce pays. “Ces influences convergent dans une recherche constante de modernité qui, sans austérité, prend la forme de la sobriété et de l’allègement”, peut-on lire dans le catalogue de l’exposition, qui a nécessité deux années de préparation. Une quarantaine de pièces, allant de 1905 à 1950, illustrent ce parcours, à l’instar d’une magnifique urne en porcelaine “blanc de Chine” réalisée par Gerhard Henning en 1922, au décor d’inspiration asiatique, ornée de deux danseuses asiatiques dont la robe de l’une prend la forme d’un vase godronné, fermé par un couvercle figurant une pagode parée de pendeloques. Quatre pièces de mobilier de Kaare Klint, le pionnier de l’art du meuble danois moderne, sont à découvrir dont une grande table de 1925 en chêne brun au plateau en creux orné d’une femme grecque en marqueterie de poirier.

À remarquer également : trois bronzes néoclassiques du sculpteur Einar Utzon-Frank, réalisés entre 1918 et 1924, une grande coupe en argent supportée par deux éléphants, conçue en 1930 par l’artiste orfèvre Kay Bojesen, ainsi qu’un modèle unique de fauteuil en frêne et toile de laine de 1950 du designer Finn Juhl.

Enfin, il ne faut surtout pas manquer l’”Exposition éphémère” d’Axel Vervoordt. Cet antiquaire décorateur belge, un personnage unique en son genre, a toujours refusé le concept traditionnel de galerie : après avoir installé ses trésors artistiques dans un château médiéval près d’Anvers, il y a récemment acquis un complexe industriel, une ancienne malterie du XIXe siècle baptisée “Kanaal” dans laquelle il organise nombre de manifestations artistiques. À la biennale, il nous offre une étonnante exposition où de rares antiquités côtoient des œuvres d’art contemporain dans l’esprit d’un cabinet de curiosités. Mais, non content de ses 24 m2 de stand et à l’instar de son installation en Belgique, Axel Vervoordt a voulu prolonger sa mise en scène d’objets d’art à bord d’une péniche de 44 mètres ancrée quai de Solférino, en face du Musée du Louvre. Sur ce véritable loft flottant dénommé “Kanaal à Paris”, règne une ambiance qui reflète ce mélange insolite d’œuvres de toutes périodes et toutes cultures. Une gargouille romaine en marbre de la fin du Ier siècle-début du IIe siècle, très expressive, figurant un masque de théâtre à la chevelure sculptée en longues boucles, une grande huile sur toile de 1,41 x 1,77 m du Maître de la nature morte de Hartford, datée de 1590-1600 – représentant des fruits dans une corbeille –, un tableau d’inspiration caravagesque qui rend hommage à la beauté, ou encore une peinture de 1974 de Pierre Alechinsky intitulée L’Ouvreuse devraient donner envie au visiteur de faire escale.

- SPHÈRES, L’ART DES MÉCANIQUES CÉLESTES, du 18 septembre au 31 octobre, galerie J. Kugel, 279 rue Saint-Honoré, 75008 Paris, tél. 01 42 60 86 23. - EDVARD MUNCH, du 19 septembre au 15 octobre, galerie Bellier, 20 rue de l’Elysée, 75008 Paris, tél. 01 44 94 84 84. - ARMAN L’AFRICAIN, du 18 septembre au 31 octobre, galerie Dulon (nouvel espace), 10 rue Jacques Callot, 75006 Paris, tél. 01 43 25 25 00. - ARTS DÉCORATIFS DANOIS (1905-1950), du 18 septembre au 19 octobre, galerie Éric Philippe, 25 galerie Véro-Dodat, 75001 Paris, tél. 01 42 33 28 26, www.ericphilippe.com - KANAAL À PARIS, du 17 au 29 septembre, Axel Vervoordt, quai de Solferino, 75007 Paris (entrée libre sur invitation à retirer sur le stand n° 36 de la XXIe Biennale des antiquaires).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°154 du 13 septembre 2002, avec le titre suivant : Des chefs-d’œuvre en marge de la Biennale

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