La loi de Baumol tend à prouver l’existence d’un déficit structurel dans le spectacle vivant se traduisant par des problèmes de financement endémiques. Une difficulté de plus dans un secteur paralysé par la crise du Covid.
Aux États-Unis, dans les années 1960, le secteur du spectacle vivant fait face à une crise sans précédent. Des théâtres de Broadway et des institutions comme le Metropolitan Opera de New York connaissent une inflation des coûts de production et déplorent des pertes croissantes. Le nombre de créations diminue et certaines salles sont contraintes de fermer. Soucieuse de comprendre pourquoi les organismes subventionnés requièrent une dotation toujours accrue, la Fondation Ford charge deux économistes, William Baumol et William Bowen, d’établir un diagnostic de la situation. Les deux experts rendent leurs conclusions dans un ouvrage fondateur intitulé Performing Arts. The Economic Dilemma (1966). Leur modèle théorique met en évidence le caractère inéluctable de l’accroissement des déficits dans le spectacle vivant.
Leur analyse postule l’existence d’un marché segmenté entre un « secteur progressif » caractérisé par une forte progression des gains de productivité liés à l’innovation technologique et un secteur « archaïque » ou « stagnant » dans lequel le facteur travail prédomine et reste incompressible. C’est dans ce secteur « archaïque », caractérisé par l’absence de gain de productivité, que se développe le spectacle vivant. Il faut ainsi toujours le même nombre d’acteurs pour jouer une pièce de théâtre. Si, en 1960, les artistes ne sont pas plus productifs qu’en 1860, ils sont en revanche beaucoup mieux rémunérés que leurs prédécesseurs cent ans plus tôt. En effet, les salaires dans l’industrie du spectacle tendent à s’aligner sur ceux du secteur progressif qui bénéficie des gains de productivité résultant de l’innovation et des économies d’échelle. Il s’ensuit un renchérissement des coûts de production du spectacle vivant, bien supérieur à l’augmentation des recettes.
Les entreprises du spectacle vivant sont confrontées à un dilemme qualité/quantité. La stratégie de la quantité repose sur l’accroissement de la jauge des salles et du nombre de représentations. Accompagnée d’une politique tarifaire attractive, elle permet d’accroître l’audience et donc les ressources de billetterie. Cette option comporterait toutefois un risque de diminution de la qualité des spectacles nommé « déficit artistique ». La seconde stratégie consiste, au contraire, à améliorer la qualité (décors sophistiqués, distributions prestigieuses), tout en limitant le nombre de représentations. Mais le public s’habitue à ce haut niveau d’exigence et réclame des spectacles toujours plus somptueux, ce qui entraîne un renchérissement des coûts de production et une hausse continuelle du prix des billets, en contradiction avec les objectifs de démocratisation. Une dynamique de « surqualité » s’opère, impliquant le versement de subventions toujours plus importantes.
Les pouvoirs publics sont confrontés à un dilemme : soit ils financent les arts vivants, ce qui incite les institutions à produire des spectacles toujours plus onéreux, soit ils se désengagent et laissent disparaître le secteur des spectacles. Baumol et Bowen concluent à la nécessité d’un financement externe par l’intervention publique, via un prélèvement sur le secteur progressif, ou par l’incitation au mécénat. Aux États-Unis, cette théorie a joué un rôle important dans la création d’organismes publics de soutien comme le National Endowment of the Arts (1965), ainsi que dans le développement de fondations et du mécénat d’entreprise. Pays de l’exception culturelle, la France semble moins sensible à l’argumentaire de la théorie économique fondée sur la défaillance de marché. L’intervention publique s’y est avant tout justifiée par le fait que les biens publics culturels constituent une source d’amélioration du bien-être collectif qui profitent à l’ensemble de la communauté et contribuent à l’affermissement du lien social.
La loi de Baumol a donné lieu à des tests empiriques qui ont permis d’en vérifier la pertinence. Des réévaluations théoriques ont par ailleurs conduit à mettre en lumière ses limites et, en particulier, à interroger la spécificité du secteur du spectacle vivant. D’autres secteurs comme la gastronomie, l’artisanat ou l’industrie du luxe reposent en effet sur un travail créatif et une main d’œuvre incompressible, sans pour autant qu’on puisse y observer une inflation continue des coûts et une baisse de la demande. Enfin, en offrant de nouvelles perspectives de ressources, le recours aux outils de diffusion numérique pourrait permettre de dépasser le dilemme, ouvrant la voie à de nouveaux modèles économiques fondés sur la diffusion audiovisuelle du spectacle vivant.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Comprendre la loi de Baumol
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°562 du 5 mars 2021, avec le titre suivant : Comprendre La loi de Baumol