Depuis trois ans, le marché plébiscite deux figures de la peinture britannique,
Francis Bacon et Lucian Freud. Portraits croisés.
Lorsque Jean-Louis Prat, alors directeur de la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence (Alpes-Maritimes), y organise en 1995 l’exposition « Bacon-Freud, expressions », sans doute n’imagine-il pas que ces deux peintres britanniques deviendraient des icônes du marché de l’art. Encore moins que Freud serait promu l’artiste vivant le plus cher avec le prix de 33,6 millions de dollars (21,6 millions d’euros) payé par le milliardaire russe Roman Abramovitch pour le portrait cruel de Sue Tilley, proposé en mai par Christie’s à New York.
Entre Francis Bacon, auquel la Tate Britain, à Londres, rend hommage du 11 septembre 2008 au 4 janvier 2009, et Lucian Freud, la longue amitié céda la place à une indéfectible brouille. Auparavant, Bacon réalisa une vingtaine de tableaux en prenant son confrère pour modèle. Ce dernier possède l’un des grands chefs-d’œuvre de Bacon, Deux personnages, de 1953. Cette connivence justifie-t-elle le parallèle entre deux artistes plastiquement opposés ? « Ils parlent l’un et l’autre d’un monde de tourmente et de solitude, et se rattachent en cela à un certain courant de l’existentialisme qui a pris naissance après la Seconde Guerre mondiale », écrit Jean-Louis Prat. Le spécialiste de Sotheby’s, Grégoire Billault, renchérit : « Un peu comme Bacon, Freud reproduit un monde clos, sa famille ou des modèles qui reviennent de tableau en tableau. Mais si Bacon peint d’après photo, Freud a besoin de la présence charnelle des modèles. »
Avec ses personnages encagés ou crucifiés, ses chairs martyrisées, cet affleurement de l’animalité dans l’humain et ses fonds rose, turquoise ou orange, Bacon s’est adonné à un vrai jeu de massacre dans un boudoir. Celui qui se qualifiait de « débutant tardif » a toujours marqué sa révérence à Picasso, Rembrandt et surtout Vélasquez dont le Portrait du pape Innocent X le hantera sans relâche. « C’est comme les écoliers qui ont le béguin pour leur professeur ; j’ai toujours pensé que c’était l’une des plus grandes peintures au monde et j’ai fait une fixation sur elle », expliquera-t-il à l’historien de l’art David Sylvester. Une version du « Pape », issue de la collection Mona Ackerman, a établi le record de 52,6 millions de dollars en mai 2007 chez Sotheby’s à New York. Ses autres sujets ? Lui-même dans une suite d’autoportraits, et ses proches, notamment son ténébreux amant, George Dyer, décédé en 1971. C’est dans les triptyques que le peintre connaîtra son point d’acmé. Christie’s avait adjugé en février à Londres un beau triptyque de 1974-1977 pour 26,3 millions de livres sterling (35 ,2 millions d’euros). Un prix terrassé par le record de 86,2 millions de dollars chez Sotheby’s en mai pour un spectaculaire spécimen sorti de la collection de feu Jean-Pierre Moueix. Le point d’orgue d’une carrière marquée par une reconnaissance constante depuis le contrat d’exclusivité conclu avec la galerie Marlborough en 1958. « Bacon est transgénérationnel, transculturel. On trouve ses tableaux partout, du Chili au Canada, car Marlborough était établie partout », observe Grégoire Billault. Le peintre se révèle aussi « artiste d’artiste ». Damien Hirst a ainsi acquis en novembre 2007 un autoportrait de Bacon pour 33 millions de dollars. Il possède aussi la seconde version du triptyque de la Crucifixion. Même le Japonais Takashi Murakami a rendu hommage en 2002 au peintre irlandais en adaptant son Étude d’Isabel Rawsthorne à la sauce manga !
Iconographie surréalisante
L’intérêt pour Lucian Freud n’atteint pas un tel paroxysme. Qu’il ait été bombardé l’artiste vivant le plus cher peut même laisser perplexe lorsqu’on sait qu’un Jasper Johns ou un Bruce Nauman sont bel et bien en vie... Un signe parmi d’autres du conservatisme des nouveaux acheteurs. Peintre classique, Freud a fait évoluer son iconographie surréalisante vers un expressionnisme dominé par des couleurs terreuses. Comment expliquer l’engouement ? « C’est un artiste au destin inné, rassurant, presque aristocratique. Il est représenté par l’une des galeries les plus puissantes, Acquavella. Par ailleurs, les tableaux qui sortent en ventes publiques sont les plus mythiques », explique Jean-Olivier Desprès, spécialiste de Christie’s à Paris. Lorsque la galerie new-yorkaise Acquavella le prend sous son aile en 1991, Freud est déjà très connu outre-Manche, mais le marché américain lui est alors neuf. « Grâce à la galerie, il a eu une exposition au Metropolitan Museum of Art [New York], lequel lui a acheté des œuvres majeures, et il a été introduit auprès du top des collections privées américaines, souligne Esperanza Sobrino, directrice de la galerie Acquavella. Ses amateurs ne sont pas spéculatifs. Ce n’est pas à cause d’un prix record que, d’un coup, tout le monde va se mettre à en vendre. Ils aiment également avoir deux ou quatre pièces de l’artiste. Il est rare qu’ils s’arrêtent à une seule pièce. » L’un de ses collectionneurs les plus boulimiques est d’ailleurs le père de Brett Gorvy, spécialiste de Christie’s...
« J’aime la juxtaposition des images séparées sur trois toiles différentes. Si tant est que mon œuvre ait la moindre qualité, alors c’est peut-être dans ces triptyques qu’elle est la meilleure », observait Bacon en 1979. Six ans plus tôt, il confiait à l’historien de l’art David Sylvester : « Je vois les images en série. » Évoquant tant le retable que le travelling, le format du triptyque apparaît dans l’œuvre de l’artiste en 1944. Il en réalisera trente, dont cette étrange suite d’inspiration prométhéenne. Les corps y sont retournés comme des gants, éviscérés, perdus dans des flaques carmin ou roses, sous l’œil vide de deux visages postés en sentinelle à la manière des donateurs dans les tableaux anciens. Le Bordelais Jean-Pierre Moueix avait acheté cette œuvre puissante pour 2 millions de francs en 1977 à la galerie parisienne Claude Bernard. Le triptyque n’a rien perdu de sa magie puisqu’il a donné lieu en mai chez Sotheby’s à une lutte farouche entre le président de Yageo, le Taïwanais Pierre Chen, et le Russe Roman Abramovitch. À la clé, un record de 86,28 millions de dollars en faveur de l’oligarque. Rien n’était pourtant gagné avant la vente. « Beaucoup de gens disaient que ce tableau était trop fort, qu’ils ne pourraient pas le mettre au mur au quotidien », rappelle Grégoire Billault, spécialiste de Sotheby’s. Dans la foulée de cette enchère faramineuse, Christie’s a cédé le 30 juin pour 17,28 millions de livres sterling (21,84 millions d’euros) un petit triptyque égrenant un autoportrait de Bacon. Entre-temps, la galerie Marlbourough avait essayé de s’étalonner sur le record en proposant à hauteur de 80 millions de dollars un grand triptyque en juin à la Foire de Bâle. En vain.
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Combat de géants
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Abonnez-vous dès 1 €Esperanza Sobrino, directrice d’Acquavella Galleries à New York
L’enchère de 33,6 millions de dollars décrochée en mai par un tableau de Lucian Freud vous a-t-elle étonnée ?
C’est une œuvre majeure dans tous les sens du terme, par sa taille et sa qualité. Le tableau est exceptionnel, quoique difficile, même si ses précédents propriétaires l’avaient [accroché] dans leur salon. Il n’y a pas non plus vraiment d’œuvres de Freud sur le marché. Nous le représentons, et nous n’avons absolument aucun tableau disponible actuellement. Si on le compare avec les 86,2 millions de dollars de Bacon, le prix de Freud n’est pas surprenant. Il l’aurait été si Bacon était resté à 30 millions de dollars, comme c’était le cas il n’y a pas encore si longtemps.
Cette enchère a-t-elle une incidence sur vos prix ?
Nous n’avons pas encore pu mesurer la hausse car nous n’avons pas eu de nouveaux tableaux depuis cette enchère. À [la foire Tefaf] Maastricht en mars, nous avons présenté une toile pour 15 millions de dollars et, à la Foire de Bâle [en juin], nous proposions deux tableaux, l’un à 18 et l’autre à 12 millions de dollars. Les montants avaient été définis avant la vente du mois de mai. Nos prix peuvent changer car l’artiste peut souhaiter les modifier à la suite de cette vente. Ses tarifs évoluent d’une saison à l’autre et c’est lui qui les dicte. Voilà deux ans, lors de son exposition en galerie, des tableaux de la taille de celui présenté à Maastricht valaient 10 millions de dollars.
Freud peut-il atteindre les prix de Bacon ?
Difficile à dire. Bacon a peint beaucoup plus de tableaux de grande dimension que Freud, qui a réalisé plutôt des petits tableaux. Les toiles ne se vendent pas au centimètre carré, mais la taille fait une grosse différence.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Combat de géants