Art contemporain

Carolyn Christov-Bakargiev : « Une œuvre d’Arte povera est une expérience de la réalité authentique »

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 24 septembre 2024 - 1433 mots

PARIS

Historienne de l’art reconnue, Carolyn Christov-Bakargiev est la commissaire de l’exposition que la Pinault Collection consacre à l’Arte povera, mouvement artistique italien apparu dans les années 1960. L’exposition sobrement intitulée « Arte povera » rassemble plus de 250 œuvres d’artistes emblématiques.

À quel moment, au cours de votre carrière d’historienne de l’art, de conservatrice et de directrice de musée, vous êtes-vous intéressée à l’Arte povera ?

La première fois que j’ai écrit un long texte très documenté sur les origines et les développements de l’Arte povera, c’était en 1987, pour la revue Flash Art International. On m’avait commandé cet article à l’occasion des vingt ans de l’exposition fondatrice « Arte povera – IM Spazio », organisée en 1967 par le critique d’art italien Germano Celant. À la suite de cette parution, plusieurs artistes de l’Arte povera m’ont demandé d’écrire dans leurs catalogues. Les éditions Phaidon m’ont également passé commande d’un ouvrage de référence, paru en 1999.

C’est donc Germano Celant qui a donné son nom à l’Arte povera ?

Oui, il a sans doute emprunté cette formule au metteur en scène polonais Jerzy Grotowski, théoricien du « théâtre pauvre » qui a aussi influencé le Living Theater. L’exposition à la Bourse de commerce présente dans une vitrine un exemplaire d’une revue de théâtre datant de l’été 1967 dans laquelle Jerzy Grotowski élabore ce concept de théâtre pauvre. Il y a une phrase de Grotowski très significative de sa pensée : « Si on ne peut pas être plus riches qu’eux, soyons donc plus pauvres. » Dans ce « eux », il englobait la télévision, le cinéma et la surenchère du spectacle avec lesquels il ne voulait pas entrer en compétition. Pour lui, le théâtre réduit à sa plus simple expression se jouait dans la relation de l’acteur avec le spectateur. Le temps d’une exposition à la galerie La Bertesca, à Gênes, Germano Celant reprend cette idée en rassemblant sous l’intitulé « Arte povera » un certain nombre d’artistes : Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini, Pino Pascali et Emilio Prini. Tous sont issus de la même génération. Mario et Marisa Merz, deux figures importantes, sont plus âgés. Pour leur part, Giuseppe Penone et Gilberto Zorio sont encore étudiants en 1967.

Que pouvait-on voir dans cette exposition fondatrice organisée en 1967 par Germano Celant ?

Chacun des six artistes montrait une œuvre. Par terre, il y avait un journal qui couvrait une portion de carrelage : Totologia pavemento de Luciano Fabro, une des œuvres les plus pauvres de l’art pauvre – un chef-d’œuvre, selon moi. Elle invite à prendre conscience du soin nécessaire à l’entretien de ce sol, en le protégeant, dans une tentative de suspendre le flux naturel du temps. Perimetro d’aria, d’Emilio Prini, visait à permettre l’appréhension du lieu à travers des lumières et des sons dont la disposition, inhabituelle, provoquait une épiphanie pour le visiteur. Très semblable dans son concept, Lo Spazio, de Giulio Paolini, exposait l’espace même, à travers les huit lettres accrochées aux murs qui composent son titre : l’artiste mettait en scène l’absence de l’œuvre et la présence du visiteur. Jannis Kounellis était venu avec sa première Carboniera, un petit chariot en fer avec des morceaux de charbon. Puis il y avait Catasta, d’Alighiero Boeti, comme un jeu de construction géant utilisant les matériaux de chantier. Il existe deux versions de cette œuvre, dont l’une, qui était exposée à la Bertesca, appartient à la Collection Pinault. Enfin, 1mc di terra, 2 mc di terra, de Pino Pascali, conservée par la Galerie Nationale à Rome, trop fragile pour être transportée, est la seule de ces six œuvres que l’on ne verra pas à la Bourse de commerce.

La fragilité de beaucoup d’œuvres de l’Arte povera les rend difficiles à conserver, et pourtant vous valorisez leur dimension d’œuvres originales, historiques…

Oui, dans l’Arte povera, l’objet et la matière sont uniques et ils ont une valeur en soi. À la différence du Minimalisme américain qui emploie des éléments industriels.

Tous ces artistes partageaient, dites-vous, un état d’esprit autour du fait qu’une œuvre « pouvait ne pas être un tableau, une sculpture, mais pouvait être une expérience ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Même si l’Arte povera utilise une variété de techniques, de matériaux, de méthodes, un des éléments fondamentaux de sa définition, c’est qu’une œuvre équivaut à une expérience de la réalité authentique. Les artistes de l’Arte povera cherchent à rendre visible, fût-ce de façon infime, l’énergie du vivant. Il y a dans l’Arte povera une dimension phénoménologique. Les artistes connaissaient les travaux de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception. De la même façon, ils s’intéressaient à la recherche scientifique et lisaient notamment les textes de Jacques Monod sur la biologie moléculaire. Tout cela nourrissait leur réflexion.

Pourriez-vous donner des exemples d’œuvres emblématiques de cette dimension « phénoménologique » ?

La réalité d’une chose, on peut la percevoir à travers ses changements énergétiques, quelque chose qui est rose devient un peu bleu si l’atmosphère est différente, comme Rosa-Blu-Rosa de Gilberto Zorio (1967), dont la couleur varie selon la température et l’humidité. Dans Direzione de Giovanni Anselmo (1967-1968), l’aiguille d’une petite boussole pointe vers le nord et permet de prendre conscience des forces magnétiques terrestres. Il s’agit d’œuvres très incarnées, ce n’est pas du tout un art conceptuel.

L’exposition de la Bourse de commerce réunit treize artistes. À quoi correspond cette sélection ?

Ce sont les protagonistes de l’Arte povera, bien qu’il n’y ait pas de liste officielle. Je suis partie des artistes que Celant a régulièrement exposés et j’ai rajouté Marisa Merz qui faisait ses sculptures vivantes dès 1967. L’exposition montre aussi des artistes antérieurs à l’Arte povera, Piero Manzoni et Lucio Fontana, ainsi que des artistes contemporains influencés par l’Arte povera. Car, pour moi, l’Arte povera, c’est un point de vue, un état d’âme, toujours vivant. C’est aussi la raison pour laquelle je tiens à faire figurer, à côté des œuvres séminales, des créations plus récentes.

C’est notamment le cas de l’immense Idee di pietra - 1532 kg di luce, de Giuseppe Penone (2010), que l’on peut voir sur le parvis de la Bourse de commerce. Que symbolise cette sculpture ?

C’est pour moi une œuvre talisman, dont j’ai présenté différentes versions à plusieurs reprises : en 2008, quand j’étais commissaire de la 16e Biennale de Sydney, puis en 2012, lorsque j’ai été nommée directrice artistique de la Documenta de Cassel. Elle évoque cette fusion entre nature et culture chère à l’Arte povera. J’étais donc très contente de constater que cette édition était dans la Collection Pinault lorsqu’Emma Lavigne m’a invité à faire le commissariat de l’exposition – juste au moment où je m’apprêtais à prendre ma retraite !

En tant que commissaire d’exposition, que vous ont appris les artistes de l’Arte povera, et comment cela va-t-il se traduire dans la scénographie ?

Les artistes de l’Arte povera ont, selon moi, inventé l’installation. Avant l’Arte povera, il y avait les « Environnements spatiaux » de Lucio Fontana, mais il les concevait comme des pièces ou des couloirs, fermés. Une installation, c’est une œuvre que l’on peut parcourir sans savoir exactement ni où elle commence, ni où elle se termine. On est dans l’œuvre, on participe à l’œuvre. L’installation prend en compte le lieu. La lumière, la hauteur du plafond, les prises électriques, l’odeur, les matériaux : c’est la base avec laquelle l’artiste travaille. Cela vient du théâtre. On va trouver beaucoup d’installations dans cette exposition. Dans la Rotonde, j’ai pris comme modèle le Deposito d’Arte Italiana Presente (un lieu de production et d’exposition d’œuvres d’artistes émergents imaginé par le galeriste Gian Enzo Sperone entre 1967 et 1968). Cela donne l’impression d’une accumulation, mais la présentation obéit à un ordre précis. À partir de là, on peut suivre plusieurs lignes imaginaires qui mènent vers chacune des installations personnelles des artistes.

Il y a déjà eu des expositions sur l’Arte povera à Paris – les dernières en date, au Jeu de paume et au Bal en 2023. L’exposition à la Bourse de commerce sera-t-elle susceptible d’étonner le public de connaisseurs ?

La partie essentielle de l’Arte povera, c’est l’expérience même que le visiteur a de l’œuvre originale, cette expérience épiphanique à laquelle j’ai voulu donner de la place. Cela me semble très important. Dans cette exposition figurent aussi des œuvres rares, comme Lo Spirato de Luciano Fabro (1968-1973). Ce chef-d’œuvre n’a quasiment jamais été exposé hors d’Italie. Il s’agit d’une sculpture en marbre, car Luciano Fabro voulait aller contre le cliché d’un Arte povera fait forcément avec des matériaux pauvres. Cette œuvre témoigne de son intérêt pour l’histoire de l’art, ainsi que pour les savoir-faire traditionnels comme la taille du marbre. On peut dire qu’ici, c’est cet artisanat ancien qui est la partie « pauvre » de l’œuvre.

À voir
« Arte povera »,
Bourse decommerce – Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, Paris-1er, jusqu’au 20 janvier 2025, www.pinaultcollection.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°779 du 1 octobre 2024, avec le titre suivant : Carolyn Christov-Bakargiev : « Une œuvre d’Arte povera est une expérience de la réalité authentique »

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