Prochaine invitée du Musée des beaux-arts de Nancy, la peintre française prépare son exposition dans son atelier du Marais, à la fois dans et hors du temps.
L'un dort paisiblement sur une chaise, l’autre est vautré sur un tas de papiers découpés : il fait bon vivre dans l’atelier de Carole Benzaken et ses chats se la coulent douce [lire L’œil n° 664]. S’ils attirent immédiatement l’attention, le regard qui découvre l’endroit s’arrête tout aussitôt à hauteur de son bureau. Accroché sur le mur contre lequel il est installé se trouve un bien curieux pastel qui associe l’image de quelques tulipes à une sorte d’écriture abstraite très gestuelle. Une pièce ancienne, évidemment. « Ancienne en effet, confirme Carole Benzaken, mais qui n’est pas que de moi. C’est un dessin que j’ai fait avec Joan Mitchell alors que je lui rendais visite à l’atelier. Une histoire totalement imprévisible, une sorte de joke [une plaisanterie, ndlr]. » Une histoire forte, reconnaît-elle, la cadette ayant toujours eu une grande admiration pour l’aînée. Deux femmes, deux peintres, deux caractères : nul doute qu’elles pouvaient bien s’entendre, mais l’histoire n’a pas connu d’autre épisode et la jeune artiste a fait son chemin.
L’espace de son intériorité
Originaire de Grenoble, née en 1964, Carole Benzaken est apparue sur la scène artistique au début des années 1990. Elle s’y est fait vite repérer avec toutes sortes d’images fragmentées de tulipes, de bouteilles, de sujets médiatiques et autres motifs empruntés au quotidien. Autant de façons d’éprouver la peinture qui lui ont valu en 2004 d’être lauréate du prix Marcel Duchamp. Depuis près de vingt ans, elle est installée dans un ancien atelier de confection proche du canal Saint-Martin qu’elle ne changerait pour rien au monde. Il faut dire que l’endroit est agréable, à l’écart des rumeurs de la ville, et rassemble toute une série de locaux construits en briques, nantis de grandes baies vitrées et reliés par des passerelles métalliques. « C’est un vrai petit village, comme elle le dit. Il y a toutes sortes d’artistes et de créateurs ; on s’entend très bien entre nous et on a des échanges passionnants. J’ai pour voisines Catherine Zask, qui est graphiste, et Elaine Sturtevant [ndlr : artiste américaine, née en 1930 dans l’Ohio, inspiratrice du mouvement appropriationniste], c’est un vrai plaisir. » De plus, comme elle habite tout à côté, Carole Benzaken peut facilement venir y travailler quand elle le souhaite.
Certes, elle ne cache pas qu’elle s’y sent parfois un peu à l’étroit, mais le côté quelque peu hors temps du contexte lui plaît : « C’est un refuge en même temps que l’espace de mon intériorité, dit-elle. L’essentiel est à la fois que je puisse importer l’extérieur du monde dans mon atelier, mais y être dans un lieu protégé pour m’y retrouver avec moi-même en toute sérénité. » Ne vous imaginez pas pour autant l’artiste enfermée dans une tour d’ivoire. C’est tout le contraire. Benzaken est volontiers voyageuse. Elle a d’ailleurs vécu sept ans à Los Angeles et voyagé tant au Japon et en Corée qu’au Bénin. De cette vie mêlée et d’un travail qui ne cesse d’interroger la peinture et le statut de l’image, l’atelier offre à voir de nombreuses traces. De son propre parcours de peintre, tout d’abord, depuis les images de tulipes jusqu’à ses derniers travaux en forme d’écrans, faits de bandes de papier peintes en suspens, tenues à distance du mur. De ce travail, ensuite, dont le sol est empreint de tout un jeu de lignes colorées, témoignage d’une pratique toute personnelle qui consiste à peindre au sol les fragments lacérés de papier à les enrouler petit à petit sur un cylindre accroché au plafond. De ses amours, enfin, qu’il s’agisse d’une reproduction d’un dessin de Matisse figurant le portement de la croix, de ceux de son fils Nathan ou d’une de ses anciennes peintures au motif de l’enterrement de Lady Di.
S’il n’y a plus de traces de toute cette production de peintures miniatures et narratives placées à l’intérieur de boîtes composant d’interminables chemins que Carole Benzaken a déclinés plusieurs années durant, s’il n’en est pas plus de ces rouleaux de dessins numérisés ni de tous ces travaux sur les grilles et les trames qu’elle a réalisés au fil du temps, c’est que l’atelier a été totalement envahi ces temps derniers par le nouveau travail qu’elle a présenté récemment à la galerie Obadia. Le module qui lui a servi de prototype et qui est encore accroché au mur en est une parfaite illustration.
Intitulé Portes – Tehilim (les psaumes), l’ensemble de ces œuvres s’offrent à voir comme de curieux dispositifs tout échevelés. Entre peintures et bas-reliefs, elles sont constituées d’un avant-plan de bandes lacérées qui invite le regard à l’idée de traversée pour aller découvrir ce qu’il en est de l’image occultée qui est en arrière-plan, et la figure de l’arbre qui en constitue le motif est littéralement mise en pièces. Il y va de la volonté d’un brouillage de signes non pour égarer le regardeur, mais pour lui proposer un nouveau type iconique qui l’oblige à une méditation formelle inédite. Qui joue aussi d’une mémoire séquencée et lui permet à la fois une lecture globale et la perception d’une infinie variété de sensations. Si l’artiste dit « chercher comme une forme massicotée de l’image, à la façon dont un archéologue peut être amené à creuser la terre pour tenter de recomposer un paysage », c’est que tous ses soins ont toujours été de « remixer les temps de la représentation ». Ce faisant, elle se positionne en une sorte de DJ visuel offrant au visiteur l’occasion de recréer mentalement une image à partir des données lacérées qu’elle lui fournit.
Sans cesse expérimenter
« Ironie, plaisir, tension, bascule, voilà une peinture libre qui dépasse les enjeux pour se redonner un espace de vie », notait Ann Hindry, critique d’art, il y a déjà dix-huit ans. Le moins que l’on puisse dire est que Carole Benzaken persiste et signe. Elle ne cesse d’investir de nouvelles pratiques, d’inventer de nouveaux protocoles, de mettre son art à l’épreuve de toutes sortes d’expérimentations comme s’il n’y avait pas d’autre issue possible qu’une mise en abîme de l’image dans l’image. « Destruction », « construction », « contamination », « dilatation », « fragmentation »… : à l’écouter parler, les mots fusent, une vraie logorrhée, ponctuée ici et là d’éclats de rire saillants. Benzaken compte parmi ces artistes qui parlent avec précision et fougue de leur travail, emportés par leur réflexion à en démonter le mécanisme pour mieux se l’expliquer à soi-même. À propos de ses œuvres, par exemple, il suffit que le mot « objet » vienne à sa bouche pour qu’elle affirme : « Moi aujourd’hui, j’aime parler ni de sculpture, ni de peinture, mais d’objet d’art. Il y a d’abord l’objet de pensée, ensuite une ouverture possible à plein de fonctions qui dépassent la seule et pure contemplation. »
Comme pour illustrer cette réflexion, l’artiste s’assied à son bureau souhaitant montrer sur son ordinateur l’une de ses récentes créations, réalisée à l’occasion de l’exposition consacrée au parfum Miss Dior, au Grand Palais. À l’écran s’affiche alors une petite pièce précieuse en verre, tout éclatante de lumière, à la forme d’un arbre, genre bonsaï. L’arbre, encore et toujours comme figure métaphorique fondamentale de son esthétique. Si elle dit son plaisir d’avoir travaillé avec un maître verrier, elle raconte surtout le contexte dans lequel elle a appris le fait que Dior avait créé ce parfum en 1947, en hommage à sa sœur, une grande résistante passée par Ravensbrück. Pour ce que l’idée de parfum réfère tout à la fois à la question de mémoire et à celle d’une pensée de l’espace, l’artiste a trouvé là pleinement son compte. Mémoire et espace. L’art de Carole Benzaken se nourrit à la source de sa culture, comme en témoigne cette série de Portes – Tehilim, résultante d’un projet autour du livre d’Ezéchiel, à la suite d’un voyage qu’elle a fait en Pologne, et au ressenti d’une vision des ossements secs en écho à la parabole de l’Ancien Testament. Mettre en réseau expériences sensibles, pensée artistique et moyens techniques relève chez elle d’une dialectique visant à s’inventer une forme de passage pour attester sa présence au monde. L’atelier comme la possibilité d’un lieu d’expérimentation.
1964
Naissance à Grenoble
1985-1990
École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
1999
Exposition au CAPC de Bordeaux
2004
Lauréate du prix Marcel Duchamp
Depuis 2013
Professeur à l’École nationale supérieure d’art de Paris Cergy. Carole Benzaken est représentée par la galerie Nathalie Obadia
du 18 avril au 23 juin 2014. Musée des beaux-arts de Nancy. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 6 et 4 €. Commissaire : Claire Stoullig.
http://mban.nancy.fr
Carole Benzaken ne cache pas qu’elle se sent parfois un peu à l’étroit dans son atelier, à proximité du canal Saint-Martin, mais le côté quelque peu hors temps du contexte lui plaît : « C’est un refuge en même temps que l’espace de mon intériorité », dit-elle.
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Carole Benzaken, un refuge où tout devient possible
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Carole Benzaken, un refuge où tout devient possible