Longtemps parents pauvres d’une culture dominée par les arts vivants, le patrimoine et l’art contemporain prennent enfin leur envol à l’aune du développement économique du pays.
Plus qu’un pays, le Brésil est un concept, une évocation synonyme d’exotisme. Mais mentionner le Brésil in abstracto revient à succomber à la tentation du poème grandiloquent « Ô Afrique… » tourné en dérision par Éric Chevillard dans Oreille Rouge. Pour décrire les phénomènes culturels du Brésil contemporain, toute vision uniforme doit d’emblée être bannie. Entre la forêt amazonienne et les infrastructures de l’état de São Paulo, les différences sont abyssales. Le Piauí, état le plus pauvre du Nord-est, a le même PIB par tête que la République Démocratique du Congo. Celui de la capitale, Brasília, est au niveau du PIB français. Les huit états du grand Sud ne couvrent qu’un sixième de la superficie du pays, mais agrègent 50 % de sa population et comptent pour plus de 70 % dans son PIB, classé au 8e rang mondial en 2013 (derrière la Russie, mais devant l’Italie).
Cette analyse doit confesser un tropisme régional : les trois états les plus riches de la fédération (São Paulo, Rio de Janeiro et le Minas Gerais), concentrent la plus grande partie du patrimoine architectural, artistique et historique de la nation. Il convient également de prendre les estimations chiffrées avec précaution. Le récolement des données est complexe dans un pays grand comme quinze fois la France et dont le pouvoir a dû attendre la fin de la dictature, il y a tout juste trente ans, pour mettre en place les outils. En un mot donc, le pays est jeune – une jeunesse qui traverse tous les secteurs étudiés – et a connu une transition démographique rapide, mais tardive. On comptait 3 millions d’habitants en 1822, 54 millions en 1950, 147 millions en 1991 et le dernier recensement dépasse les 200 millions ! Le Brésil affiche un indice moyen de développement humain (IDH) de 0,730 (85e place), c’est-à-dire loin derrière l’Argentine et le Chili, mais aussi le Pérou, le Venezuela ou la Géorgie par exemple. Le taux d’analphabétisation est de 8,5 %, mais avec là encore de fortes disparités, la région Nord-Est culminant à 17,4 % et le Sud restant en dessous des 5 %. À titre de comparaison, les pays européens ne calculent plus ce taux, l’estimant inférieur à 1 % sur leur territoire. Là encore, tout phénomène culturel doit être lu à l’aune de ces particularités.
L’éducation au centre du débat
En juin 2013, les Brésiliens sont descendus dans la rue pour réclamer une meilleure éducation, un système de santé publique et un réseau de transports « aux standards FIFA ». Les manifestants pointaient du doigt un niveau d’exigence plus élevé pour contenter les patrons du football mondial que pour corriger un développement inégalitaire. En effet, être l’une des initiales des « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ne garantit pas un développement fulgurant, encore moins équitable. Sur la décennie courant de 2002 à 2012, le PIB brésilien a connu une croissance moyenne de 3,5 % contre 10,3 % pour la Chine. Une croissance de bonne tenue, certes, mais avec un taux d’investissement inférieur à 20 % sur les cinq dernières années, un chiffre comparable à ceux des pays européens, autrement mieux équipés en infrastructures. Celui de la Chine, au sommet des économies anciennement émergentes, dépasse les 40 % sur la même période. Les statistiques sur le budget de l’éducation expliquent aussi le mécontentement de juin dernier. Si le mouvement s’est affaibli, il s’est radicalisé notamment à Rio et São Paulo, où l’on continue à mettre en regard ces données macroéconomiques et les dépenses excessives liées à la coupe du monde (lire encadré page 23). L’éducation devrait ainsi rester le thème central de la campagne électorale de novembre prochain.
Élections, Coupe du monde, ralentissement : 2014 fait figure d’année test à plus d’un titre. Les investisseurs ne s’y trompent pas, ils sont devenus plus frileux depuis la récente baisse des taux américains et la dégradation de la note brésilienne par Standard & Poor’s en mars. Si le Brésil a cette capacité à inquiéter à court terme, la prise de recul rassure : mais l’arrivée du président Lula en 2003 a prolongé la phase de croissance initiée par le président Cardoso. Le développement de l’agriculture et les richesses énergétiques ont posé des fondations pour deux décennies. Les victoires de la fameuse Bolsa Familia (allocation mensuelle conditionnée à la scolarisation des enfants) sont indéniables. Selon les estimations, quoique encore élevé, le coefficient de Gini (qui donne un ordre de grandeur des inégalités dans un pays) a diminué de 20 % avec l’introduction de la Bolsa Familia. En trente ans de démocratie, les progrès sont visibles dans tous les secteurs.
Multiplication d’initiatives culturelles
Ainsi en va-t-il du secteur culturel, qui a connu une récente et importante professionnalisation : quand la moyenne nationale est à 8 % de diplômés du supérieur, le secteur culturel en compte 77 % dans ses rangs ! Évidemment, cette statistique peut se lire dans l’autre sens : la culture ne concernerait encore que l’infime partie ultra-privilégiée de la population. Là encore, replacer l’éducation au cœur du débat serait la première garantie d’un développement durable du secteur. C’est par exemple le rôle d’un acteur fondamental de la culture brésilienne : les services sociaux du commerce (SESC, voir JdA n° 402), sortes de super MJC dotées d’un budget important et qui, notamment à São Paulo, œuvrent depuis l’après-guerre pour l’éducation populaire et artistique.
Sur le plus court terme, le Brésil multiplie les signaux de bons augures : en diplomatie culturelle, il vient d’accueillir le sommet NETmundial (sommet international sur la gouvernance de l’Internet) à São Paulo. La semaine des musées s’est clôturée avec la participation de 1 300 institutions dans les 27 états. En début d’année, la ministre de la Culture Marta Suplicy a lancé le Vale-Cultura, carte prépayée à destination des bas salaires qui permet d’acheter des livres, des journaux, de l’artisanat, des billets de musée, de théâtre ou de concerts… La réforme est pensée comme l’équivalent culturel de la bolsa familia. « Après les produits de première nécessité, les nourritures intellectuelles », dit-on. Le pas est un peu rapide, un rien populiste, et la mesure symbolique si elle n’est pas associée à un investissement massif dans l’éducation. Mais le démarrage des premiers mois est encourageant. Enfin, le programme de restauration des villes historiques est sur les rails (voir page 24).
Le ministère de la Culture (MinC) prend aussi de l’importance : né avec le retour de la démocratie en 1984, son budget est faible mais en forte croissance. Ce portefeuille traditionnellement mineur a connu une première médiatisation avec la prise de poste du chanteur Gilberto Gil, appelé par Lula en 2003. Avec lui émerge une nouvelle génération de techniciens : parmi ses cinq conseillers originels, l’un est aujourd’hui président de l’Ancine (l’Agência Nacional do Cinema, équivalent du Centre national du cinéma), deux autres sont adjoints à la culture des mairies de Rio et São Paulo. Si les premières lois de soutien à la création datent des années 1950, le changement d’échelle du secteur a commencé avec cette génération il y a tout juste dix ans.
Des beaux-arts longtemps délaissés
Certes, les différents secteurs ont évidemment des poids différents dans l’économie. Le cinéma et son industrie restent les domaines les plus puissants et structurés, aux côtés d’un grand marché audiovisuel qui assoit la puissance du géant médiatique groupe Globo. Ensuite vient la musique, fer de lance historique de l’impérialisme culturel brésilien et qui a profité des premières politiques culturelles des années 1950. Puis les autres arts vivants… et enfin les beaux-arts. Dans le numéro de décembre 2013 consacré au Brésil de la revue Perspective de l’INHA, Luiz Marques note dans son article intitulé Existe-t-il un art brésilien ? que « les arts figuratifs au Brésil n’ont pas mérité l’attention que d’autres arts, notamment la littérature et la musique, ont pu et su attirer chez les historiens locaux ». Pourquoi ? Parce que la colonisation portugaise n’a pas importé de grande tradition picturale à même de susciter des grands artistes à la portée universelle (hormis l’Aleijadinho, « l’arbre qui cache la forêt » selon Marques). Parce qu’à l’inverse de l’Amérique hispanique, les témoignages visuels précolombiens sont invisibles, cachés avec les Indiens d’Amazonie… Pour toutes ces raisons et à l’exception de l’architecture, dont l’aura est assurée par le passé colonial et rénovée par le génial projet de Brasília, les « beaux-arts » n’auraient jamais été au centre de la culture brésilienne.
Un rayonnement culturel au-delà de la musique
Mais la donne change ! Dans les universités, l’enseignement de l’histoire de l’art est récent mais prometteur. Dans tous les domaines, les études et l’historiographie correspondante ont connu un fort développement depuis trente ans. Administrativement, l’Institut du patrimoine historique et artistique national (Iphan) a donné en 2009 son indépendance à l’Institut brésilien des musées (Ibram, équivalent de la RMN française). Ce changement n’est pas anecdotique : le tourisme approchant la barre des 5 % du PIB brésilien, le patrimoine artistique devient un objet politique plus important. Ângelo Oswaldo, président de l’Ibram, ne cesse de répéter que le moment est « historique pour les musées brésiliens ». Le public lui donne raison, puisque sur les vingt expositions les plus vues de la planète en 2013, quatre sont brésiliennes ! Enfin, la ministre de la Culture Marta Suplicy, nommée en 2012, est indéniablement plus portée sur les arts visuels que tous ses prédécesseurs.
Pour l’art moderne et contemporain, ces évolutions font écho à un changement de dimension encore plus net. Quelques têtes de pont assurent la visibilité mondiale de la scène brésilienne – Adriana Varejão, Beatriz Milhazes, Tunga ou Ernesto Neto – et redonnent indirectement de l’importance aux collections plus anciennes. Du projet d’Inhotim au développement réussi de la foire de São Paulo, en passant par les quatre musées d’importance ouverts ou en travaux à Rio, les signaux sont au vert. La biennale de São Paulo, débarrassée de ses dettes, est redevenue incontournable. Ainsi avec l’émergence économique, c’est tout un secteur qui évolue : un artiste comme Vik Muniz participe pleinement du rayonnement brésilien aux côtés des Gilberto Gil et Chico Buarque.
De nouveaux débats de société en témoignent. Les médias ont ainsi parlé de droit de suite en 2013 (il existe sans être appliqué). Ils ont enfin rendu compte de la grève récurrente des fonctionnaires culturels, parce que les enjeux touristiques nouveaux lui confèrent un impact. Et que dire du polémique décret sur le « statut des musées » ! Les galeristes de São Paulo, vent debout contre son caractère « intrusif », font une belle publicité à ce texte de loi publié par l’Ibram à l’automne 2013. Selon le texte, une commission d’experts peut qualifier « d’intérêt public majeur » les œuvres issues de musées ou de collections privées, pour mieux les « recenser, préserver, promouvoir, contrôler ». Au-delà du droit de préemption, le problème touche la protection des domiciles privés, que pourraient mettre à mal les besoins d’inventaire, ainsi que l’autorisation à obtenir pour les demandes de prêts à l’étranger. Un débat moins grave sur le fond (les experts de la commission sont reconnus par le milieu et conscients des enjeux) que sur la forme, avec le travers bureaucratique inévitablement induit. Enfin, la modernisation de la loi Rouanet, premier outil de financement de la culture (lire encadré page 25) est un sujet de société vaste et récurrent. Fiscalité, rôle de l’état, le secteur culturel participe par son champ d’action aux grandes réflexions qui secouent la démocratie brésilienne et incitent à l’optimisme malgré la gabegie de la Coupe du monde.
Selon ses statuts de 1985, le ministère de la Culture « développe des politiques de soutien et d’incitation dans les domaines des lettres, des arts, du folklore et des formes diverses de l’expression de la culture nationale. Il préserve le patrimoine historique, archéologique et artistique de la nation ». Mais la politique culturelle n’a pas commencé en 1985. On peut faire du processus d’acculturation orchestré par Dom João, premier empereur du Portugal installé au Brésil, la première « politique culturelle de l’histoire brésilienne ». La couronne veut alors coloniser et « éduquer le peuple » : Dom João fait venir des artistes du Portugal, confie les rênes de l’académisme à la fameuse mission française menée par Joachim Lebreton et Jean-Baptiste Debret et assoit la pérennité du baroque impérial. Lors de la première présidence de Vargas, à partir de 1930, le ministre de l’Éducation et de la Santé Gustavo Capanema contribue à la construction d’une identité nationale, par l’appropriation d’un certain nombre de mythes : le métissage pacifié, le projet moderniste, mythes portés par les grandes figures artistiques que furent les intellectuels poètes Mário de Andrade ou Carlos Drummond. Le début des industries culturelles dans les 1950, la bossa-nova et la « présidence éclairée » de Juscelino Kubitschek marquent le troisième moment clé, qui est aussi celui de l’éclosion de la télévision de masse. L’incitation publique à la production (notamment musicale) commence alors. La dictature fait de cette pratique un clientélisme institutionnalisé. La politique culturelle de Lula, depuis 2003, corrige ce travers avec la loi Rouanet et le recours systématique aux editais (appels à candidature), qui professionnalisent (et bureaucratisent) le secteur.
Le 25 mars, pour dénoncer l’absurdité du système fiscal, un homme a déposé devant le congrès de BrasÁlia un livre géant de 41 266 pages et 7,5 tonnes, recensant 4 millions de règlements. Frein au développement, la bureaucratie touche aussi le secteur artistique. En voici trois exemples :
. Créateurs : un artiste plasticien a un statut fiscal moins avantageux que son galeriste, mais aussi qu’un chanteur ou un acteur.
. Galeristes : la TVA sur les œuvres est telle qu’il est souvent plus intéressant de vendre une œuvre à un étranger qu’à un Brésilien.
. Musées : les impôts sont identiques pour rapatrier une œuvre brésilienne ou pour importer une œuvre étrangère. Il existe cependant de nombreux contournements de ces dispositifs, qui alimentent un cercle vicieux : l’État ne veut pas alléger l’impôt et faciliter le développement d’un secteur privilégié soupçonné de fraudes.
Budgets culturels brésiliens en 2013
. Ministère de la Culture : 800 millions d’euros ( 60 % par rapport à 2012, 110 % sur 3 ans)
. Dépense fiscale liée à la loi Rouanet : 400 millions d’euros (estimation)
Budgets Coupe du monde FIFA 2014
. Stades : 3,5 milliards d’euros (estimation)
. Infrastructures routes et aéroports : 7,5 milliards d’euros (estimation)
. Budget du MinC pour l’organisation d’événements culturels spéciaux à l’occasion de la coupe du monde : 6,6 millions d’euros.
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Brésil, les beaux-arts sortent des limbes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Les beaux-arts sortent des limbes