Les deux commissaires esquissent un panorama possible de la scène française. Un foisonnement prospectif placé sous le signe des mutations urbaines et joué sur un air de Paris.
Injonction apéritive et réconfortante de l’artiste François Curlet croisé en début de parcours : « Il faut prendre des olives sur chaque plateau… » Beaucoup d’olives. Beaucoup de plateaux…
Le carton d’invitation au vernissage de l’exposition « Airs de Paris » ne s’en cachait d’ailleurs pas, qui énumérait longuement les artistes présents dans l’exposition. D’Adel Abdessemed à Huang Yong Ping, de Pierre Bismuth à Xavier Veilhan, un possible best of de la scène française dans sa version élargie laissant craindre le syndrome de l’exposition en forme de liste. Ce que s’empresse de démentir le parcours.
Introduction « bichonnée »
Le visiteur est cueilli dès l’avant-seuil par une DS réduite de moitié, totem monoplace reprofilé par Gabriel Orozco. Pompidolienne entrée en matière suivie d’une salle introductive toute de légèreté et impeccablement bâtie. C’est elle qui livre les clés d’un parcours pour le moins feuilleté.
Première couche : une fiole en verre transparent de 50 cm3 remplie de sérum physiologique, vidée, dit-on, par Marcel Duchamp en 1919 qui la signe et y écrit : Air de Paris — ce que désormais elle contient en effet. L’artiste l’offre aux Arensberg, amis collectionneurs et New-Yorkais. Un ready-made en œuvre transportable et « transnationale » et un avant-goût drôlement anticipé du « village global ». L’objet est suspendu en amorce de l’exposition comme un tuteur autour duquel se tendent un délicat nuage de pluie polluée réalisé en gouttes de colle noire par Michel Blazy, une frise murale en Vénilia de Richard Fauguet découpant quelques silhouettes de l’histoire de l’art parmi lesquelles l’Air de Paris de Duchamp.
Et pour préciser cet avant-propos « bichonné », suit une conversation nouée entre deux générations d’artistes. À une Date Painting d’On Kawara, petit monochrome sur lequel est inscrite la date de fabrication de la peinture, répond une Date Painting d’Olivier Babin. La première mentionne le 28 avril 1977 alors que s’ouvrait le Centre Pompidou et que l’artiste conceptuel y exposait. La seconde — réplique rejouée par Babin — anticipe la date du 16 août 2007, soit le lendemain de la fin de l’exposition.
L’ère du tout-ville
Au fond, cette première salle dit à peu près ce que voudrait dire l’exposition dans son ensemble. Un panorama possible de la scène « française » actuelle, saisie par la lorgnette des mutations urbaines, sur fond de rappel historique de la programmation de Beaubourg. À Duchamp, Matta-Clark, On Kawara, Raymond Hains ou Chris Marker — tous acteurs privilégiés de l’institution ces trente dernières années — de servir d’appuis au parcours.
Quant à la ville de Paris, elle fait ici figure de lointain point d’achoppement. « Paris est ici une ville au sens générique du terme, justifie Christine Macel, une métropole, un lieu de passage. Mais ça n’est pas le sujet. » Quelle métropole ? Pour quelles pratiques ? Comment imaginer de nouveaux rapports ? De nouveaux espaces ? Comment les nouvelles technologies s’y invitent-elles ? Quelles réponses des artistes ? Quelle place de l’individu dans un tel réseau d’informations ?
L’œil, la tête et le ventre
Rêvée plus ambitieuse et pluridisciplinaire, « Airs de Paris » s’est finalement limitée aux arts visuels, au design et à l’architecture. « Les dix chapitres ont émergé des œuvres, explique la commissaire. Je suis toujours un peu gênée par ceux qui montent des expositions pour se valider en tant qu’intellectuels, poursuit-elle. Une exposition c’est donner à voir des œuvres et les mettre en valeur le mieux possible dans leurs intentions esthétiques. Ça n’est pas un prétexte pour développer une théorie, qui de toute façon sera toujours fausse. Les commissaires oublient parfois qu’il y a des artistes. » Ni biennale, ni postulat théorique en attente d’artistes et d’œuvres priées de l’illustrer, l’exposition veut donc s’adresser à la tête autant qu’à l’œil et au « ventre ».
Embouteillages et tête-à-tête
Au final, la partition s’écrit en une série de petites salles autonomes de densité variable à arpenter sur un mode sinueux et quasi graphique. Association de Buren et Veilhan le temps d’une œuvre ou dialogues percutants engagés entre Bertrand Lavier et Raymond Hains, Jean-Luc Moulène et Jacques Villeglé, ou plus secrètement Sophie Calle et Nan Goldin, l’exposition va au rythme de trajectoires nombreuses. Quitte à jouer en sur-régime.
L’espace consacré aux cultures populaires urbaines telles que les retravaillent les artistes devient si dense que la circulation s’y brouille. Affiches, film, textes coquins de Closky proliférant irrésistiblement sur un écran d’ordinateur, skateboard « archéologisé » sur un socle par Bertrand Lavier, bouquets de bâtons tricolores d’André Cadere revisités par Saâdane Afif et suspendus au plafond comme autant de stalactites cohabitent à l’étroit. Un manque d’air, qui en ferait presque rater les pièces sonores — et « podcastables » sur la toile — de Marcelline Delbecq et Rainier Lericolais, pourtant rare moment poétique de ralentissement sous casque prévu dans le parcours.
À l’ombre de Matta-Clark
Les embouteillages ne font pas oublier la belle fluidité du début de parcours littéralement fendu par
Carsten Höller. Il y creuse en oblique et sur toute sa hauteur un couloir impraticable et quasi invisible, suivant un dessin légèrement évasé qui pourrait être celui d’un faisceau lumineux.
C’est d’ailleurs depuis la machine projetant le film de Matta-Clark Conical Inter-Sect que s’opère cette fracture spatiale. En 1974, l’artiste américain découpait d’immenses cercles dans deux des immeubles voisins du futur Centre Pompidou. Un geste critique de destruction au moment même où l’espace urbain subissait de violentes mutations. Ici, fin de la mixité des halles et embourgeoisement d’un quartier promis à de nouvelles missions culturelles et commerciales.
Le propos de l’exposition se fait alors éloquent, qui déroule les palissades de Raymond Hains, les paysages urbains d’Alain Bublex ou l’extravagant bolide tout de tubes chromés et pneumatiques orange imaginé par Vincent Lamouroux. Un Pentacycle pour arpenter en solitaire la voie suspendue et bétonnée de l’Aérotrain laissé à l’abandon sur tout son parcours, de Paris à Orléans.
Le visiteur bute encore sur une Architecture fainéante de Curlet, prototype d’habitacle en béton coulé sur une sphère textile, sans autre forme d’armature. Comme le chocolat se laissant aller sur sa profiterole. Un chapitre qui rêve et perturbe ce que l’urbain devient.
Communautés/identités
Globalisation, habitat, écologie urbaine, identité, intimité ou solitude de l’individu dans la ville, les pratiques artistiques prennent en charge questions et métamorphoses qui en découlent. Et le font bien souvent sur un mode désillusionné par micro-interventions davantage que par critiques de fond. Jusqu’aux « nouveaux rapports communautaires » et notions d’appartenance à leurs tours remodelés par l’ordre urbain. Le chapitre qui s’y penche ne lésine pas : vêtements de récupération assemblés en étendard tricolore par Saâdane Afif, djellabas estampillées Adidas ou Nike, corps noir et nu ruisselant de lait filmé par Adel Abdessemed, crucifix extirpé de la bouche d’une jeune femme voilée ou documentaire signé Valérie Mréjen, la conversation est un peu convenue.
Ainsi en est-il de la toute fin de parcours, comme si la tension des débuts flanchait au moment même où les images prennent véritablement possession du propos. Jusqu’à l’annonce de l’Exil ultime en lettres de néon par Abdessemed. Faut-il déjà trouver de nouveaux territoires ? D’ici là « Airs de Paris » s’impose comme une énergie qu’on aimerait voir plus souvent dans une institution avare en prospection à une telle échelle. « C’est déjà un bon début » sourit Christine Macel. On parle d’une triennale. Elle serait évidemment la bienvenue.
Informations pratiques « Airs de Paris », jusqu’au 15 août 2007. Commissariat”‰: Christine Macel, Valérie Guillaume. Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris IVe. Métro”‰: Rambuteau, Hôtel-de-Ville, Châtelet les-Halles. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs”‰: 10 € et 8 €, tél. 01”‰44”‰78”‰12”‰33, www.centrepompidou.fr
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Beaubourg s’offre la traversée de Paris
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°592 du 1 juin 2007, avec le titre suivant : Beaubourg s’offre la traversée de Paris