Baldus : une bien sage perfection

Première rétrospective en France pour ce photographe du XIXe siècle

Le Journal des Arts

Le 1 février 1996 - 819 mots

Le Musée des monuments français accueille au palais de Chaillot la première rétrospective d’un photographe un peu vite oublié – il l’était déjà à sa mort, en 1889 –, alors qu’il avait été l’un des acteurs de l’apogée photographique des années 1850. Il est temps de sortir du complexe de la \"vieille photographie\" pour goûter ce moment de perfection sage et sévère.

PARIS - L’exposition nous vient du Metropolitan Museum of Art de New York et du Centre canadien d’architecture de Montréal. Malgré une nette progression des études en photographie depuis une vingtaine d’années, les vocations françaises ne vont pas jusqu’à un tel engouement, et les États-Unis restent leaders lorsqu’il s’agit de nous mettre sous les yeux, ou d’engranger, le meilleur de notre patrimoine. Notre chauvinisme dût-il en être froissé, ne boudons pas le plaisir d’une exposition de sages dimensions, de choix clairs et légitimes, et de haute qualité. L’objectif n’est pas en effet de montrer le maximum de pièces de Baldus, mais de faire la démonstration d’une excellence naturelle, inhérente à un âge d’or de la création photographique.

D’abord peintre tentant de se faire admettre au Salon – entre 1841 et 1852, il ne sera accepté que trois fois –, c’est en 1851 que Baldus fait réellement son apparition dans la collectivité photographique, lorsqu’il est choisi parmi les meilleurs praticiens d’un médium tout nouveau (on travaille principalement avec du négatif-papier d’assez grand format) pour participer à la Mission héliographique – un relevé des principaux monuments médiévaux et antiques – aux côtés de Le Gray, Le Secq et Bayard.
 
Le fil d’une carrière assez courte est déjà visible : il photographiera principalement l’architecture, les villes, des sites que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de patrimoniaux. Peu de fantaisie, certes, mais pas d’ennui non plus, tant la technique est surpassée avec virtuosité, tant l’amour de l’épreuve argentique paraît évident, tant l’attrait du velouté de la surface paraît guider les choix. On ne répétera jamais assez que la photographie ancienne, ou moderne, n’est pas d’abord une image, mais un objet fait de textures, de couleurs, de pigmentations ; sa fragilité rend la démonstration trop rare à nos yeux.

Sage parcours donc – six petites salles –, entre des réalisations successives qui doivent beaucoup à la commande gouvernementale. Baldus, plus que d’autres, est un photographe officiel, malgré ses origines prussiennes (il sera naturalisé en 1856). Il cultive son talent pour la vue d’architecture soignée, et même luxueuse, jusqu’à ce que ce genre de travail d’élite cède sous les coups de la concurrence : cela lui laissait une dizaine d’années de prospérité (il eut jusqu’à douze assistants). Outre la Mission héliographique pour laquelle il parcourt plusieurs régions – dont le Midi –, le projet des Villes de France photographiées, lancé par souscription, lui permet de constituer son "stock". Il y puise vraisemblablement pour élaborer rapidement l’Album de la Reine, remis à la reine Victoria en 1855 en souvenir de son voyage en chemin de fer de Boulogne à Paris. De là un penchant de Baldus pour cette spécialité de lignes ferroviaires, de villages aperçus dans la mi-distance, et surtout de ponts et de gares ; avec son lot de poncifs : le clocher lointain dominé par l’arcade métallique, ou la perspective fuyante d’une rangée d’arches entre deux rives. Les albums de la ligne Paris-Lyon-Marseille (1861) qui glorifient le chemin de fer du Sud marquent aussi un retour au pittoresque géologique (Bec de l’Aigle, Le Moine) que Baldus avait illustré en Auvergne. La notion de "site touristique" est née, concrétisée en une image, un point de vue.

Au milieu d’une longue campagne systématique autour du Nouveau Louvre en construction (1855-1857), Baldus reçoit commande immédiate pour rendre compte des dégats des Inondations de la vallée du Rhône , en juin 1856, "bien tristes images mais belles aussi dans leur tristesse" selon le critique Lacan, un moment d’exaltation photographique dont la violence contraste avec la modération ambiante.

Le parti pris d’excellence de l’exposition gomme trop, et c’est dommage, la réalité du travail du photographe et du peintre, qui retouche allégrement, découpe et monte ses négatifs, se délecte des limites : le panorama, le négatif-verre 60 x 80 cm. Mais si l’on veut convaincre le public, il faudra bien – à quelle occasion ? – lui donner des clés autres que l’admiration iconique dont il est déjà saturé. On apprécierait un peu de didactique, et moins d’enfermement des instants de folie, canalisés par la rigueur. Il est bien dommage aussi que les vingt années d’héliogravure de Baldus soient absentes et considérées comme négligeables, ou moins dignes. Le beau catalogue, au texte bio-hagiographique convenu en reste aussi à cette position de principe : l’œuvre d’art est au-dessus de la technique, et louons les grands photographes. Admirons donc la sage image venue jusqu’à nous, et la suave perfection du papier salé. Quand on assiste à un culte, il est mal venu de poser des questions, même à voix basse.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°22 du 1 février 1996, avec le titre suivant : Baldus : une bien sage perfection

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