Si, comme l’a écrit Walter Benjamin, le Surréalisme a été le “dernier instantané de l’intelligence européenne” (ce qui demeure pratiquement vrai aujourd’hui, et ce en dépit de la pléthore de mouvements faisant suite), cet “instantané d’intelligence” n’a-t-il pas trouvé davantage sa naissance, son plein développement, sa véritable révélation phototypographique dans l’espace multiple et mouvant de la revue, où textes et images se conjuguent, s’interprètent et s’affrontent, plutôt que dans l’exposition, le livre ou le manifeste, formes que les surréalistes, du reste, n’ont fait que reprendre et faire varier, où poèmes et tableaux, invectives et gestes, ne s’échangent pas sur le même plan ?
Feuilleter aujourd’hui quelques-unes des innombrables revues surréalistes (“innombrables” est bien le terme, si l’on se réfère à l’article “Revues” du Dictionnaire du Surréalisme qui consacre près de trois pleines pages à les énumérer) surprend toujours par la fraîcheur poétique de l’instantané. Par-delà le jaunissement du papier et la péremption des modes : le désordre aventureux, la prévision fabuleuse, le réquisitoire le plus nu, l’enquête ineffable, la description clinique, voisinant avec des règlements de comptes, des clichés de médecine, des relevés d’expériences oniriques, des objets trouvés, des dessins qui n’illustrent pas... Chaque page apporte un suspens et un complément, un désaveu ou une suspicion qui plongent le lecteur dans l’haleine surchauffée d’un présent éditorial d’autant plus intense qu’il est écrit par des gens qui “attendent tout de l’avenir”, selon l’avertissement du premier numéro de La Révolution surréaliste.
En juin 1924, avait paru le treizième et dernier numéro de la nouvelle série de Littérature, “numéro démoralisant”, annonçait la direction, assumée seule depuis le quatrième numéro de cette deuxième série par André Breton, après l’avoir été successivement par lui, Louis Aragon et Philippe Soupault ; puis en tandem avec Soupault.
Littérature est une revue-témoin extraordinaire pour comprendre la naissance du mouvement surréaliste. Littérature en est l’incubateur exact. Partie en 1919 d’une revue de bonne compagnie culturelle, où se donnaient à lire des contributions de Paul Valéry, de Léon-Paul Fargue, d’André Gide, ou encore de Max Jacob, mais qui laissait échapper de temps à autre des “couacs” littéraires puissants dans cette orchestration feutrée (ainsi les Poésies d’Isidore Ducasse-Lautréamont, dont ce fut la première édition lue cinquante ans après l’originale, ou encore Les Champs magnétiques), Littérature devint en l’espace d’une année le principal organe du Dadaïsme parisien, saccageant les fidèles et le temple lui-même, en publiant les 23 Manifestes du mouvement dada et le compte rendu du procès de Maurice Barrès. Mais l’embrasement dada retomba rapidement, entraînant des brouilles et des ruptures, et Littérature, une fois accompli son propre dynamitage, se tut quelque temps. Elle resurgit en mars 1922, deuxième série avec de nouvelles couvertures, roses ou bleues, illustrées par Man Ray ; puis blanches et illustrées cette fois par les dessins de Picabia dont l’humour débridé fit scandale : on y voyait, par exemple, sur la couverture du numéro 6, un bras levé ganté de noir faisant le salut fasciste sous une main féminine également gantée l’aguichant avec mollesse, le titre de la revue se faufilant entre les deux. Une pléiade de nouveaux noms faisait son apparition : De Chirico, Desnos, Vitrac, Delteil, Crevel, Péret, Eluard... La revue se cherche désormais dans les dédales des rêves, que chacun relate sans “littérature” ; dans l’expérimentation médiumnique de l’écriture ; dans la magie ou le jeu de mot... Un contexte irradiant la surprise et le surréel, mais qui ne parvient toutefois pas à catalyser les énergies créatrices autour d’un corps unifié de doctrine. Pour passer du rêve et de l’automatisme à la praxis poétique révolutionnaire, il faut une nouvelle incubation. Naissance et déposition d’un nom.
Si le premier Manifeste du Surréalisme d’André Breton, écrit et publié en 1924, doit être considéré comme l’acte de naissance du Surréalisme, il y a loin de cette longue préface pour les proses plus ou moins automatiques de Poisson soluble à un véritable programme de mouvement esthético-révolutionnaire qui entend pourtant “aboutir à une nouvelle Déclaration des droits de l’homme”, comme le proclame le premier numéro de La Révolution surréaliste, de décembre 1924.
Jaquette janséniste
En fait, ce rôle de catalyseur incombe à la revue elle-même, lieu où se confondent les apports individuels et se diffusent non pas sous la coupe d’un corps unifié de doctrine, mais sous celui d’un collectif éditorial fondé sur l’inconnu et l’insu. Les douze numéros que comptera la Révolution surréaliste (de 1924 à 1929) feront office d’organe de la ligne révolutionnaire du mouvement (qui tient davantage de la “limite” que de la “ligne”), mais seront surtout l’objet, la scène, le déversoir d’un culte qui se veut grave et austère, celui de la refonte complète de la vie, laquelle passe par une divulgation permanente des conflits et des échecs. Austérité de l’initiation et gravité de l’expérimentation qui feront que Pierre Naville, son premier directeur avec Benjamin Péret, reléguant les fantaisies typographiques des revues dada aux chahuts primaires de collégiens, adoptera pour La Révolution surréaliste la jaquette janséniste de la très officielle revue scientifique La Nature.
Pour le groupe formé autour de Breton, le dernier numéro de Littérature avait clôt la “période des sommeils” ; il s’agit désormais d’explorer le monde du rêve et la pratique de l’automatisme avec la volonté délibérée d’atteindre à la praxis révolutionnaire générale. Pendant les cinq années que dura sa publication, l’histoire du Surréalisme s’est confondue avec celle de la revue, formant selon l’expression d’Aragon une “année mentale”. Si l’on résumait à quelques pics saillants les tracés d’encéphalogramme de cette “année mentale”, l’ascension oscillerait entre la destruction radicale de la civilisation occidentale, prônée par Antonin Artaud, dont le troisième numéro de la revue porte l’empreinte paroxystique (il sera écarté après son refus d’aborder la question politique de l’engagement) ; l’adhésion de la révolution intérieure à la révolution communiste ; et l’exaltation de la sexualité sous les lumières troublantes de la psychanalyse.
D’abondantes reproductions d’œuvres contemporaines de Tanguy, Ernst, Masson ou Picasso confèrent à la revue le statut d’espace iconologique de première vision, où les œuvres s’étudient, se correspondent, s’infléchissent, avant même d’être vues en elles-mêmes, à la manière des cadavres exquis qui se répandent à travers les pages de la revue.
Laboratoire de propagande intellectuelle
Mais la crise larvée déclenchée au sein du groupe par l’adhésion enthousiaste de Breton au communisme et la tentative avortée de rapprochement avec le groupe “Clarté” d’Henri Barbusse, éclate au cours de l’année 1929, et le numéro 12 ne peut que constater la clôture du moment introspectif, la fin de l’”année mentale”, et que le moment est venu de porter les énergies et expériences incubées dans un échauffement propagandiste au service de la révolution.
Le Surréalisme au service de la révolution, qui connut 6 numéros de juillet 1930 à mai 1933, fut sans aucun doute le laboratoire de propagande intellectuelle le plus audacieux jamais entrepris par des poètes, des artistes, des cinéastes, des polémistes et des photographes. Tous les moyens d’expression furent mis en branle pour préparer l’avènement d’un “homme total” qui transformera le monde, à commencer par le marxisme-léninisme, pris comme outil de connaissance, au même titre que la paranoïa-critique de Dalí. Il suffit d’énumérer quelques-uns des noms qui signèrent la revue, pour saisir l’extraordinaire richesse des présences : René Char, Marcel Duchamp, Man Ray, Tristan Tzara, Benjamin Péret, Alberto Giacometti, Luis Buñuel, Paul Eluard, René Crevel, Roger Caillois, ou encore Louis Aragon (dont le départ forcé constituera l’une des crises les plus dramatiques de la revue), et ceux des communistes trop souvent oubliés, dont la présence pourtant lui confère une véritable tension dialectique entre art et politique : André Thirion, Pierre Unik, Georges Sadoul et Pierre Alexandre.
Mais cette tension féconde ne pouvait sans doute pas tenir plus longtemps face à une certaine incompatibilité des aspirations surréalistes et communistes – notamment en ce qui regarde l’approfondissement de l’expérimentation inconsciente –, et la revue se conclut au sixième numéro sur un “non-lieu”, que le tableau de Max Ernst, Au rendez-vous des amis, synthétisant génialement le groupe et ses tensions à cette époque, semble montrer du doigt, ce drôle de service rendu à la révolution : un moment d’extase culturelle. Une revue, comme au music-hall, de revenants (Marx, Dostoïevski, Lautréamont...) qui rêvent encore dans des pages jaunies.
Jusqu’au 6 avril, la galerie 1900/2000 dévoile quelques-unes de ses raretés, éditions, fascicules et affiches issues de la sphère surréaliste. Avec des exemplaires originaux du périodique parisien de Christian Tzara, Dadaphone, de Documents, la revue créée en 1929 par Georges Bataille, ou nombre de tracts, l’exposition prouve la richesse éditoriale de l’époque. Galerie 1900/2000, 8 rue Bonaparte, 75006 Paris, tél. 01 43 25 84 20, www.galerie1900-2000.com
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Au rendez-vous des amis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°145 du 22 mars 2002, avec le titre suivant : Au rendez-vous des amis