Dès ses débuts dans les années 1970, Annette Messager a dévoilé sa vie par un interminable inventaire, où textes et images forment comme un journal quotidien.
Si c’était un jouet, ce serait un ours en peluche. Si c’était un animal, ce serait une araignée. Si c’était un rêve, ce serait une chimère. Si c’était un plan, ce serait une carte du Tendre. Si c’était un objet à porter sur soi, ce serait une paire de lunettes de soleil formant 2004 et dont les verres correspondraient aux deux zéros. Si c’était un objet à soulever, ce serait un trophée. Si c’était un objet à vénérer, ce serait une petite effigie. Si c’était un souhait, ce serait des vœux… Au jeu du portrait chinois, rien de plus facile que d’aller piocher dans la biographie ou dans l’œuvre d’Annette Messager pour trouver les réponses appropriées aux questions qu’on pourrait lui poser. On dit souvent que vie et œuvre sont à l’image de leur auteur : l’assertion est ici vérifiée. Ce qu’elle collectionne, les femmes qu’elle admire, ses exercices philosophiques, comment la dessineraient ses amis, quel avenir lui prédit l’horoscope… À peine était-elle apparue sur la scène artistique au début des années 1970 qu’Annette Messager nous avait déjà livré quasiment tout ce qui la constituait. Son mariage. Les hommes qu’elle aime, ceux qu’elle n’aime pas. Ses propositions de bonheur. Ses jalousies. Ses dessins secrets. Ses carnets de voyage. Ses tissus. Sa collection de bagues. Sa meilleure signature. Bref, sa vie illustrée. Un interminable inventaire, se présentant comme le répertoire de ses collections sous la forme de cahiers et d’albums à l’intérieur desquels elle consignait tout de sa vie. Images et textes y étaient soigneusement enregistrés, celles-ci extraites de revues et de magazines, ceux-là rédigés pour mémoire comme un journal au quotidien.
Annette Messager aime à se présenter comme une collectionneuse. « Collectionner, c’est se protéger, c’est une manière de lutter contre la mort ; la collection est toujours de plus en plus belle, elle ne fait qu’embellir avec le temps. Plus elle se fait grande pourtant, plus elle est incomplète », confiait-elle à Bernard Marcadé dans le catalogue de son exposition au musée de Grenoble en 1990. Elle s’y présentait non seulement comme « collectionneuse » mais encore – à se référer du moins à la structure même dudit catalogue – comme « artiste », comme « femme pratique », comme « truqueuse » et comme « colporteuse ». Tout un programme, en quelque sorte, visant à mettre en exergue les différentes facettes d’une artiste en quête de son image comme de son statut au sein d’un milieu de l’art dont on sait qu’il a été longtemps rétif à octroyer une place à la gente féminine. Conçue comme « un fantôme de rétrospective », cette exposition intitulée « Annette Messager – comédie tragédie – 1971-1989 » faisait alors la démonstration, si nécessaire, d’une œuvre puissamment singulière que d’aucuns pouvaient envier et dont les développements ultérieurs ne cessent de sanctionner tant l’originalité qu’une étonnante capacité à se renouveler. Aussi le choix qu’a fait l’AFAA (Association française d’action artistique) d’inviter Annette Messager à représenter la France à la prochaine Biennale de Venise, en 2005, est-il juste et mérité.
Plutôt gracile, souvent habillée de couleurs sombres, le cheveu court et noir, les yeux itou, le visage doux, les pommettes saillantes, le sourire dessiné, Annette Messager est quelqu’un de discret. Discret mais d’une présence plombée. Un simple geste, un regard en coin, un mot lâché, elle est là, implacablement. Bien qu’elle ne le laisse pas paraître, l’esprit toujours agité par ses visions intérieures, elle est d’une grande fantaisie. Si elle pose devant un appareil photo, elle soigne l’image qu’elle veut donner d’elle : jadis celle projetée au mur de l’ombre d’une silhouette inquiétante ; aujourd’hui, celle plus ludique d’un pitre affublé d’un bec d’oiseau coloré. Comédie tragédie, rappelait-on plus haut : entre les deux, l’art d’Annette Messager ne cesse jamais de balancer. Des pratiques ritualisées et obsessionnelles, des oiseaux morts pour lesquels elle tricote des vêtements, un univers tout à la fois fantastique, fétichiste, infantile et secret, des photographies de fragments de corps sur lesquels surgissent tout un monde onirique, des quantités de peluches qu’elle suspend au mur, plante sur des piques, amasse au sol, des figures de pantins désarticulés et pitoyables qui chutent brutalement et lourdement du plafond. « Théâtre, pantomime, danse macabre sont en l’occurrence les mots qui viennent immédiatement à l’esprit face à ces installations », note Guy Tosatto à propos des dernières créations de l’artiste.
De fait, l’œuvre d’Annette Messager tient à ces modes d’expression. Dans sa façon d’exploiter les ressources d’une esthétique de la pauvreté, voire de la cruauté, elle s’avère éminemment parente de créateurs comme Artaud et Grotowski. Comme eux, l’artiste quête après quelque chose de cet animal humain que nous sommes, au plus profond de son intimité. Comme eux, elle en appelle à un vocabulaire plastique rudimentaire et cultive l’art d’une scénographie où le mécanique singe le vivant. Comme eux, elle y projette sa vie, ses fantasmes, ses désirs, ses attentes, ses angoisses et ses espoirs en quête d’identité. Le grotesque et le monstrueux, le ludique et le dérisoire, le fabuleux et le poétique opèrent chez elle comme les ingrédients curatifs d’un mal-être existentiel qui est somme toute aussi bien celui de l’homme que celui de la société. Invitée une nouvelle fois du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, lequel est en cours de réaménagement, Annette Messager investit cet été l’ancien couvent des Cordeliers. C’est l’occasion pour elle non seulement de jouer de la mémoire du lieu tout en mêlant celle de sa vie propre mais aussi de mener une réflexion poétique et métaphorique sur les jeux de croisement du passé et du présent.
« Annette Messager – Sous vent », PARIS, couvent des Cordeliers, 15 rue de l’École de médecine, Ve, tél. 01 53 67 40 51, 9 juin-3 octobre.
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Annette Messager, de l’art de la tragi-comédie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Annette Messager, de l’art de la tragi-comédie