Directrice de recherche au CNRS, Anick Coudart dénonce la campagne menée contre l’Inrap et sa dynamique scientifique.
Directrice de recherche au CNRS, adjunct professor à l’Arizona State University à Tempe, Anick Coudart est spécialiste du Néolithique européen et ethno-archéologue (Nouvelle-Guinée, Mexique, Amérique du Nord). Elle a codirigé pendant plus de vingt ans le programme de la vallée de l’Aisne fondé sur l’archéologie préventive, et, de 1982 à 2001, elle a dirigé la revue Les Nouvelles de l’archéologie. Elle revient sur la décision du ministère de la Culture de délocaliser le siège de l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives) à Reims (Marne) (1) et commente l’actualité.
Alors que l’Institut national de recherches archéologiques préventives semblait enfin installé, deux amendements, l’un déposé cet été et retiré au dernier moment, l’autre déposé au Sénat fin octobre, portent atteinte aux activités de l’Inrap. Dans le même temps, la ministre de la Culture a décidé de délocaliser à Reims le siège de l’Inrap. Comment analysez-vous la situation ?
Subrepticement, les amendements Adnot et Dubois menacent directement les chantiers de fouilles qui n’ont pas eu lieu dans les six mois qui suivent la prescription. Quand on connaît les contraintes – qui peuvent aussi bien venir des aménageurs que des institutions ou tout simplement des intempéries –, c’est évidemment très dangereux pour la recherche. Et il y a un paradoxe irrationnel ou idéologique : si les fouilles prennent du temps à commencer, ce n’est pas faute de moyens, mais parce que les tutelles plafonnent arbitrairement le nombre des agents de l’Inrap, alors que les crédits existent.
Mais, ce qui est encore plus grave à mon sens, c’est la délocalisation de l’administration centrale de l’Inrap, même si Reims n’est pas loin. L’Inrap est une institution très jeune [née en 2002] qui n’a pas encore achevé sa construction et c’est normal. L’Institut commençait enfin à tourner correctement dans un quotidien assez bien contrôlé. Vouloir déplacer l’échelon central, celui qui donne toute sa cohérence à l’Inrap, c’est indéniablement remettre en cause l’ensemble de son activité. Cela paraît d’autant plus étonnant que l’Inrap est déjà décentralisé à 95 %, avec cinquante centres de recherche et ses archéologues sur le terrain. Tous ces personnels ont besoin de se réunir régulièrement à l’échelon central, ce qui n’est possible qu’à Paris. Outre les possibles problèmes sociaux, le déménagement provoquera le départ d’un personnel compétent, parfois hautement qualifié, et très spécialisé. On le sait, 80 % des employés ne suivront pas, d’autant plus que l’aller-retour Paris-Reims est très coûteux. Cette délocalisation revient à casser une institution déjà décentralisée. Cette décision n’a pas d’explication valable, sinon la volonté de scier le haut de la pyramide, afin d’arrêter la construction de l’outil de recherche et de revenir à une agence de moyens sans ambition scientifique…
Les difficultés que connaît la discipline en France ne correspondent-elles pas à un problème purement culturel ?
La France cherche effectivement toujours ses origines à Rome ou à Athènes. Alors qu’on sait très bien, par l’archéologie préventive justement, que nos origines, nos caractéristiques mentales, philosophiques et matérielles, doivent autant à des héritages celtes, germains que latins. Derrière nos patrimoines religieux, les pratiques païennes ne sont jamais bien loin. Ce refus en France de prendre en compte l’apport de l’archéologie du territoire national remonte au moins au XVIIe siècle. Centralisée à Paris, la France est un État-nation extrême, qui a écrasé ses disparités régionales, mais qui ressort cependant l’image du Gaulois en temps de guerre et lorsque les frontières sont menacées. En tant qu’étranger, si vous voulez vous intégrer en France, vous devez avant tout assimiler les spécificités françaises, et surtout ne pas exprimer vos spécificités culturelles (mon mari, hollandais, en a fait une expérience ethnographique très intéressante).
L’Inrap, sous double tutelle, dépend des ministères de la Culture et de la Recherche. Cela ne complique-t-il pas un peu plus la situation ?
Pas nécessairement. Cela dit, l’Inrap émane d’une ancienne association loi 1901 [l’AFAN, Association pour les fouilles archéologiques nationales] qui était en quelque sorte le « joujou » du ministère de la Culture. L’Inrap faisant de la recherche, il était tout à fait justifié que le ministère de la Recherche soit également sa tutelle. Malheureusement, ce ministère est totalement absent, tandis qu’au ministère de la Culture la recherche semble lointaine et l’on ressent, auprès de certains, une forme de réticence face à la recherche dans son organigramme. Pourquoi ? La transformation de l’AFAN en Inrap est restée en travers de la gorge de quelques responsables toujours en poste au niveau du ministère et en régions. Ces derniers posent de graves problèmes ; pour eux, l’Inrap perturbe leur train-train administratif, en jouant un rôle croissant. En développant ses missions de recherche aux côtés de la mission patrimoine à proprement parler, l’Inrap a acquis une réputation internationale. Les colloques organisés à Paris au Musée du Louvre, au Centre Pompidou, à l’Institut national de l’histoire de l’art et, plus récemment encore, à la Cité des sciences et de l’industrie sur des thèmes très porteurs ont réuni des scientifiques du monde entier parmi les plus réputés. L’Institut multiplie les découvertes fondamentales, comme récemment à Rome [les fouilles réalisées depuis 2005 dans les catacombes des Saints-Pierre-et-Marcellin ont révélé une épidémie qui aurait décimé des milliers de personnes]. Les travaux de l’Inrap ont également remis en cause toute notre vision de la protohistoire et de la préhistoire en France. C’est indéniablement un institut de recherche. Peut-être à ce titre serait-il mieux qu’il dépende exclusivement du ministère de la Recherche…
Ne revient-il pas au ministère de la Culture, lorsque des élus partent à nouveau en fronde contre l’Institut dont il a la charge, de monter au créneau pour le défendre ?
Je ne vous le fais pas dire ! C’est son rôle premier : celui d’appliquer la loi. Si les élus peuvent proposer des lois, c’est à l’État de les faire respecter et, dans le cas présent, le ministère de la Culture doit intervenir. Si une institution ne peut plus compter sur sa tutelle, elle n’existe plus. Malheureusement, c’est régulièrement l’impression que le ministère de la Culture donne avec l’Inrap. Particulièrement en ce moment avec le projet de délocalisation. Il y a plusieurs institutions et catégories de personnels au ministère de la Culture qui ont moins besoin d’être à Paris que le siège de l’Inrap.
Comment l’archéologie préventive française se situe-t-elle sur la scène internationale ?
Les pays européens ont depuis longtemps développé l’archéologie de leurs territoires, particulièrement les pays scandinaves, l’Angleterre, l’Europe centrale ou l’Italie. La France a été très longtemps en retrait. Mais elle a enfin atteint, voire surpassé, les niveaux des autres pays. Aux États-Unis, où je me trouve actuellement, la France dépasse amplement ce que peuvent faire les Américains. La plupart du temps, ici, l’archéologie préventive est privatisée, avec le risque que cela comporte de brader au plus offrant une archéologie de moindre qualité. Les Américains sont admiratifs devant les méthodes françaises, parce qu’en France l’archéologie est protégée dans son intégrité grâce à une institution nationale. Aux États-Unis, les entreprises sont en compétition les unes avec les autres, elles n’ont même pas toujours les moyens de publier leurs résultats. L’Inrap a largement démontré son efficacité dans le domaine, même si des difficultés demeurent.
Dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, le ministère de la Culture a annoncé vouloir faire de la lutte contre le trafic des biens culturels sa priorité. La législation actuelle est-elle suffisante selon vous ?
Ce trafic a, malheureusement et incontestablement, de grands jours devant lui. Je ne connais pas assez en détail les mesures proposées par la France, mais pour l’heure elles semblent inefficaces. De manière générale, il faut faire attention aussi à la façon d’aborder ces objets victimes de trafic. J’émets ainsi un petit bémol face à ce projet magnifique qu’est le Musée du quai Branly [Paris]. C’est un musée d’objets, qui a finalement peu à voir avec une approche ethnographique ou avec la recherche. Certes, il y a une antenne recherche remarquable et très dynamique avec, à sa tête, une excellente chercheuse (Anne-Christine Taylor), mais cette antenne est totalement sous-développée. Choisir de présenter ces objets sous un angle purement esthétique, derrière de belles vitrines et dépourvus d’explication, c’est surévaluer ces objets, ce qui stimule le marché clandestin. Il s’agit d’un très beau musée, comme seuls les Français savent le faire, c’est-à-dire dans l’esthétisme, mais qui comporte aussi le risque de donner à ces objets une valeur marchande beaucoup plus forte qu’auparavant.
Barack Obama vient d’être élu président des États-Unis (lire p. 3). Vous êtes sur place ; comment ressentez-vous les événements et son engagement vis-à-vis du monde scientifique et culturel ?
Barack Obama, enfant d’une Anglo-Américaine et d’un Luo du Kenya, né à Hawaï et ayant passé sa petite enfance en Indonésie, élevé par sa mère blanche puis, à la mort de celle-ci, par sa grand-mère hawaïenne, est un homme d’aujourd’hui, composite et multiculturel à l’image de ce que sont les États-Unis. Il a fait du développement des petites entreprises américaines, de l’éducation et de la sauvegarde de la planète ses priorités. Il refuse par exemple qu’on aille creuser des puits de pétrole dans l’Alaska pour, au contraire, développer les énergies alternatives. Face à l’ampleur de la tâche à accomplir, l’archéologie n’est pour l’heure pas une priorité, bien sûr. Aux États-Unis, l’archéologie est réalisée par les « Blancs » ; il y a très peu d’Indiens archéologues. C’est donc le passé des autres qui est étudié. Il y a une distance face à ce que l’on découvre, à l’inverse de l’Europe où, en fouillant, on découvre une partie de soi-même. J’espère que les Indiens se tourneront de plus en plus vers l’archéologie pour se réapproprier leur passé. Et les Africains-Américains aussi, car ils ont vécu plus de deux siècles dans ce pays, et il y a des vestiges de l’esclavage qu’il serait intéressant de connaître. Actuellement, on connaît l’histoire de l’esclavage uniquement à travers des écrits et des livres de comptes, pas du tout par les objets, lesquels disent des choses souvent très différentes. Les textes correspondent fréquemment à une version officielle ; la réalité matérielle peut être tout autre, comme l’a récemment prouvé l’archéologie appliquée à la période médiévale en Europe.
Une exposition a-t-elle retenu votre attention récemment ?
La visite du Musée national des Indiens d’Amérique à Washington, établissement conçu et construit il y a peu, m’a énormément marquée. Aux États-Unis aujourd’hui, lors de projets de ce type, on intègre les personnes concernées par l’histoire évoquée. Les Indiens ont donc fait leur musée en collaboration avec des muséographes, ce qui a créé des tensions très fortes. Par exemple, les personnels du musée voulaient créer des espaces pour des colloques ou discussions, ce à quoi les Indiens étaient opposés car, dans leur tradition, cela n’existe pas. Au final, il y a dans ce musée des espaces d’expositions temporaires dont la muséographie pourrait être qualifiée d’occidentale. Pour ce qui est de la présentation permanente, chaque tribu indienne des Amériques dispose d’un espace qui est arrangé de manière totalement aléatoire, c’est-à-dire non géographique et non chronologique. En tant qu’Occidentale, c’est totalement déstabilisant et on perd vite le fil. Mais c’est une présentation ethnographique : une vue de l’autre par l’autre en quelque sorte ; et tout à fait à l’opposé de ce qu’est le Musée du quai Branly, une esthétique purement française
(1) lire le JdA no 288, 3 oct. 2008, p. 40.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Anick Coudart, directrice de recherche/CNRS, professeure à l’université de l’Arizona
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°291 du 14 novembre 2008, avec le titre suivant : Anick Coudart, directrice de recherche/CNRS, professeure à l’université de l’Arizona