ENTRETIEN

Alexandra Midal : H. H. Holmes, tueur en série et part maudite de l’histoire du design

Historienne du design

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 31 octobre 2018 - 1298 mots

Dans un livre audacieux, l’historienne fait un parallèle entre la bâtisse édifiée par le tueur en série Holmes à Chicago au XIXesiècle, les meurtres eux-mêmes et les premiers pas du design.

Alexandra Midal
Alexandra Midal
© Photo Felipe Ribon

Commissaire d’exposition et professeure en théorie du design à la HEAD-Genève, Alexandra Midal s’intéresse dans La Manufacture du meurtre à celui qui fut désigné comme le premier tueur en série américain : Henry Howard Holmes (1860-1896). À dessein « d’explorer les conditions culturelles et mentales de la révolution industrielle », elle fait de la bâtisse sophistiquée, construite en 1886 par le criminel, et de sa pratique standardisée de l’assassinat les versants noirs du design naissant.

Une spécialiste du design qui s’intéresse à un tueur en série… Comment votre parcours vous a-t-il conduit jusqu’à H. H. Holmes ?

Mon intérêt pour H. H. Holmes est très ancien. Je viens de l’art contemporain, j’ai dirigé un Fonds régional d’art contemporain (Frac), j’ai travaillé dans une galerie d’art et j’ai été l’assistante de Dan Graham. Au début de ma carrière, j’ai été invitée par l’université de Princeton à faire un doctorat. En arrivant là-bas, je suis tombée sur Serial killer, Death and Life in America’s Wound Culture de Mark Seltzer, un livre qui m’a paru assez intéressant sur la question de la violence dans la civilisation américaine. L’auteur y consacrait seulement trois ou quatre pages à Holmes, mais ça a été le point de départ de ma réflexion. Travailler sur un tueur en série dans le champ des études théoriques en architecture était assez mal vu et j’ai donc continué à œuvrer un peu en silence sur ces questions-là, et à les développer dans le cadre de mon enseignement sur la théorie visuelle et l’histoire du design, pour placer de plus en plus Holmes à la tête et à l’origine de l’histoire du design.

La manufacture du meurtre a pour sous-titre « Vie et œuvre de H. H. Holmes, premier serial killer américain ». Avant de revenir sur la notion d’œuvre, comment présenter la vie de H. H. Holmes et décrire son parcours criminel, son mobile ?

Sa vie est très romancée. Holmes l’a relatée lorsqu’il était en prison, et cet écrit où il est difficile de démêler le vrai du faux donne des pistes pour comprendre d’où il vient. Il y raconte qu’enfant, ses amis d’école veulent lui faire une mauvaise blague : sachant qu’il a peur de la maison du médecin du village, ils l’enferment de force dans son cabinet. Holmes est terrorisé, perd ses moyens, puis il commence à discerner dans la pénombre un squelette et arrive à transfigurer son angoisse en passion. Ce squelette, qui semble lui tendre les bras, devient un objet de fascination. Si bien que quand le médecin entre dans la pièce, Holmes est surpris et s’enfuit à toutes jambes. Holmes sous-entend que cet événement marque la naissance de sa vocation, qu’il a suivie par la suite en devenant assez bon élève et en entrant dans une école de médecine. Il n’achève pas ses études, mais développe un goût pour la dissection, et accomplit ses premières escroqueries à l’assurance-vie, puis ses premiers crimes. Il en reconnaît vingt-six, mais on lui en impute des centaines. Son mobile est lié au souci constant qu’il a de gagner de l’argent. On voit que se dessinent chez lui des enjeux proprement capitalistes dans une Amérique qui est précisément en train de se soumettre à cette idéologie-là. Holmes en comprend tous les aspects sans aucune réticence, et va utiliser l’émergence du système de production en série pour nourrir son appât du gain.

Quelle est l’œuvre de Holmes ? Est-ce le crime, dont Marx explique que le criminel le produit, et que Thomas de Quincey invite à considérer comme l’un des beaux-arts ? Ou est-ce le « château », la demeure qu’il fait bâtir, et qui peut être considéré comme une œuvre d’architecture ou de design ?

C’est tout cela à la fois. Évidemment, l’œuvre de Holmes, c’est d’abord le « château » qu’il a fait construire dans la banlieue de Chicago. Cette bâtisse de trois étages a le gaz et l’électricité à tous les étages, c’est vraiment une maison intelligente avant l’heure. Holmes y conçoit une architecture faite pour dégager du profit, non seulement avec des boutiques en rez-de-chaussée qu’il loue, mais grâce à des morts qu’il produit au sens marxiste du terme : le château est un espace inventé pour tuer sans se faire repérer, c’est une vraie manufacture du crime, dont Holmes est le seul à maîtriser les circulations, et où l’on trouve des objets techniques très innovants, comme ce monte-plats qu’il utilise pour transporter des corps. Mais parmi les boutiques du rez-de-chaussée, Holmes crée aussi une officine faite pour déposer des brevets. Il y accueille des inventeurs, et il détourne leurs inventions pour accomplir ses desseins criminels. Si l’on met en suspens la dimension morale de ses actes, Holmes est quelqu’un qui comprend l’ingéniosité de l’esprit humain et la transforme pour développer des objets qui lui permettent de tuer de manière tranquille et efficace. Enfin, Marx me paraît être une référence importante, car sa notule sur l’éloge du crime prend à contre-pied la question morale. Il y a une dimension créative et inventive chez Holmes que l’on peut qualifier d’œuvre, si l’on décide de ne pas opposer de manière trop scolaire le mal au bien.

En quoi la « manufacture du meurtre » bâtie par Holmes reflète-t-elle un tournant dans l’architecture et le design de l’époque ?

Chicago est alors le centre névralgique de la révolution industrielle aux États-Unis. C’est là que se mettent en place les premiers abattoirs, où l’on développe des tas de brevets pour rendre plus efficace l’abattage des animaux. À l’époque aux États-Unis, les gens produisent eux-mêmes leur énergie et n’ont pas envie, même à Chicago, de dépendre d’un système qui les rend tributaires d’un fournisseur. De nombreux textes alertent ainsi sur les dangers du gaz et de l’électricité, en des termes assez proches de ce qu’on entend aujourd’hui sur les téléphones portables. À l’inverse, Holmes voit dans ces technologies un progrès et accueille à bras ouverts toutes sortes d’innovations. Par exemple, dans les pièces qui composent son appartement, il a un tableau en bois qui lui permet de suivre les déplacements de ses futures victimes à l’intérieur du bâtiment. Il a aussi la possibilité de mettre le feu à distance dans une pièce entièrement recouverte d’amiante où il enferme ses victimes le temps qu’elles signent des assurances-vie ou lui lèguent leur fortune. Bref, il redéploie toutes sortes d’innovations pour faire de sa maison un outil qui se soumet à la volonté et la puissance de son occupant.

Que nous dit Holmes du design, et plus largement de son époque ?

Holmes nous dit d’abord quelque chose de la part maudite de l’histoire du design, et suggère que celui-ci pourrait être autre chose que la production de tables et de chaises pour gens fortunés. Il dévoile aussi le versant quasi satanique de la révolution industrielle. Mais au-delà, il nous dit aussi quelque chose de notre civilisation : il énonce des principes de chosification de l’individu et suggère une transformation des modes de pensée qui change fondamentalement notre rapport à l’atrocité. Ces questions-là n’appartiennent pas au passé, ni au cas d’étude que je fais de Holmes et de Chicago entre 1860 et 1896, mais nous touchent aujourd’hui au plus haut point. On pourrait imaginer que La Manufacture du meurtre est un livre de design, mais c’est un essai pour arriver à regarder les racines du mal. J’assume que la révolution industrielle, même si elle promet le progrès, est à la source de tout ce qui nous apparaît aujourd’hui comme problématique – des récits eschatologiques contemporains, du non-respect de la vie sur terre, etc. En cela, mon livre ne s’adresse pas aux designers ni aux architectes : il pose des questions de société.

Alexandra Midal, La manufacture du meurtre, Vie et œuvre de H. H. Holmes, premier serial killer américain,
éditions La Découverte, coll. Zones, 128 p.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°510 du 2 novembre 2018, avec le titre suivant : Alexandra Midal, historienne du design : H. H. Holmes, tueur en série et part maudite de l’histoire du design

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